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Vingt minutes, même un peu moins, et son rendez-vous est à 12 heures 30. Maurice en profite pour flâner le long des allées du cimetière. Que de gens célèbres ! Des écrivains, des artistes, des hommes politiques… Tiens, Gainsbourg ! Maurice aimait bien Gainsbourg. Mais pas de monte-en-l'air ou de criminels connus. Il croyait que le cercueil de Landru avait été transféré ici, mais sous quel nom ? Alfred Velpeau, vous ici docteur ! Un bienfaiteur de l'humanité ce toubib, et des gens qui prennent des risques pour commencer, comme lui et ses potes. Depuis cent cinquante ans ! Allez, chaque année une centaine de bandes de 5 mètres à tous les trois, et des millions de boutonnières pour les autres, ça ferait quoi depuis un siècle et des brouettes ? C'est vite vu, de quoi mettre la planète entière sous contention, océans compris, et plus d'une fois. Le voilà le bon programme, la Terre sous contention ! Et maintenant la tombe à Gustave Zédé. Celui-là, l'inventeur des sous-marins électriques, ces cercueils de la baille, Maurice l'aurait bien mis sous contention aussi, mais dès la naissance. Lui, Maurice, le marin, le fils, le petit-fils et l'arrière petit-fils de marins. Tous coulés, tous au fond, et même pas au casse-pipe ! Alors pas de médailles pour les matafs, mais pour Gustave, le Lépine, c'est sûr, et en or massif. Ah, il aurait mieux fait de rester au paddock, cet empaillé. Et tous ces jules dont les veuves ont gardé les avortons toutes seules, ou avec la belle-doche. Mais pas Maurice.

Maurice Le Menech sent revivre son passé de marin. Vingt ans, pour finir quartier-maître sur une escorteur d'escadre, à Brest. Il n'avait que six mois quand son père et cinquante six autres sous-mariniers avaient péri au large du Cap Cavalaire, en mars 1970, par 750 mètres de fond, pour une raison restée inexpliquée. Sa mère avait placé Maurice en orphelinat. Et puis, de famille d'accueil en famille d'accueil, toujours des familles de marins, il avait embarqué dès son plus jeune âge sur des quantités de bateaux de pêche. A 16 ans, il entrait comme volontaire engagé à l'école de serrurerie du Centre d'Instruction Naval de Brest et franchissait, six mois plus tard, la coupée d'un navire de la Royale. C'était un dragueur de mines, un bateau tout en bois. Pour la serrurerie, c'était plutôt reposant. Pour les sorties en mer aussi. Un jour, deux jours tout au plus à chaque sortie. Et puis ce furent de plus gros bateaux, des frégates, des avisos escorteurs, de plus longues missions aussi qui lui firent découvrir tous les continents.
Il aimait son métier. Et il était apprécié par les gradés, aussi bien les officiers mariniers que les officiers de passerelle et ceux des machines. Par ceux du contingent aussi, les aspirants et les enseignes de vaisseau. C'est d'ailleurs surtout grâce à ceux-ci qu'il apprit beaucoup : fallait-il un homme pour aider au bloc de chirurgie ou au cabinet dentaire ? Maurice était là. Ou pour remplacer le maître d'hôtel du Pacha ? C'était encore Maurice. Il y en avait même, pour se moquer de lui, qui fredonnaient à chaque fois la chanson de Pierre Perret. Ils fredonnaient, jusqu'aux paroles où ils chantaient :
"C'était la femme de chambre
du lieutenant d'vaisseau."
Mais quand il fut promu quartier-maître, après dix-huit ans de mer, il en eut marre de se faire appeler Estelle. En plus, il savait que sa carrière s'arrêtait là. Il avait appris à lire et à compter et c'était bien toute son instruction. Et encore, celle-là aussi il la devait aux aspirants qui prenaient, le dimanche et à tour de rôle, la place du Pacha et organisaient, pendant leur garde, des séances de rattrapage scolaire dans le réfectoire, pour les matafs, au fond du bateau.

Maurice n'a jamais revu sa mère. Il ne l'a donc pas connue. A-t-il des frères et sœurs ? Il n'en sait rien. D'ailleurs la question ne le préoccupe pas. Pas maintenant. Ce qu'il veut d'abord, c'est se venger de la mer et de ses princes, de tous ceux à cause de qui sa famille n'existe pas, n'a jamais existé. La terre sans mer, l'intérieur de la terre, les villes et les gens des villes, les campagnes et les fermes, les animaux dans les champs, il ne les avait jamais connus avant de prendre le train pour la Gare Montparnasse, il y a cinq ans, mais il en connaissait toutes les images, toutes les histoires, les embûches, les ficelles, les sournoiseries. Et les travers, et les faiblesses !

Non, Maurice ne se signe pas en quittant la tombe de Gustave Zédé. Sa prière, ça fait longtemps qu'il l'a faite. C'était au cimetière aussi, le marin, mais pas celui qu'on chante.

Maintenant, il presse un peu le pas, sort du cimetière, traverse le boulevard Raspail, suit le trottoir sur cinquante mètres, prend, à gauche, la rue Campagne Première, déserte à cette heure, et chaude, en ce 13 juillet ensoleillé. Arrivé à la moitié de la rue, il voit sortir du garage, de "son" garage, un homme, jeune et sapé comme un milord.

- Georges !

Georges se retourne.

- Sapé comme un roi, le Petit Prince ! Tu t'es fait relinguer pour de vrai !

- Bonjour Monsieur Maurice, c'est qu'on va voir du beau linge, à c'que vous m'avez dit.