– D'ce keuf de mes fesses, le Declain d'la poulaille à Lorient, s'te moucharde pourrie avec son mécard véreux d'Maradec. C'est d'ça que j'te parle ma puce. J'vais t'le tirer d'là l'Sébastien, et c'est Declain qu'ouvrira la porte. J'y vais maint'nant. Tu veux v'nir avec moi ?
– Et Alain, on n'va pas le laisser tout seul !
– Y a qu'à d'mander à la patronne. Elle le gardera pendant qu'y joue au kill-or-miss.
– Mais Gwennaelle a du travail, elle est toute seule pendant le week-end.
– On sait pas, d'mande-lui quand même.

Alain est resté sous la surveillance de Gwennaelle. Maurice et Odile arrivent au commissariat de Lorient. Juste avant d'entrer, Odile tente un dernier conseil :
– Mon chéri, surtout ne te fâche pas, reste calme. Tu sais bien que t'es toujours plus fort quand tu restes calme. D'accord ?
– Promis ma puce.

Et ils entrent et Odile s'adresse à l'agent assis derrière le bureau d'accueil.
– Bonjour Monsieur, peut-on voir le Lieutenant Declain s'il vous plaît ?
– Attendez une minute, je vais voir s'il peut vous recevoir.

Revenant cinq longues minutes plus tard, l'agent demande :
– C'est quel nom Madame ?
– Madame Le Menech et mon mari.
– Attendez une minute.

Cette fois, c'est plus de dix minutes d'attente pour se voir dire :
– Le Commandant Maradec va vous recevoir. Asseyez-vous.
– Quel pétochard le Declain, c'est du sang d'navet qu'il a ! glisse Maurice à l'oreille de sa femme tout en s'asseyant.
– Mon chéri, rappelle-toi, mieux vaut s'adresser à Dieu qu'à ses saints, lui chuchote Odile.

Tous les deux continuent leur conversation à voix basse. Plus d'une demi-heure. C'est surtout Maurice qui parle ; il lui revient des idées, des images, des scènes récentes. Par exemple cet oubli, grave, d'avoir laissé les coffiots – les carcasses de coffiots – dans la cale du Keraban, d'avoir oublié de les jeter à la baille, par exemple la nuit, quand ils passaient sous Ouessant.

« Faut vite que Fernand s'en défausse, c'est des perdantes » pense Maurice le marin, et surtout Maurice le joueur de bridge, qui, juste avant de repenser aux coffres éventrés au chalumeau, rêvait, comme s'il était assis en face de son joueur favori, un partenaire en songe, devant l'Orangerie, au jardin du Luxembourg, un jour de plein été entre deux statues de reines aux seins nus.
– Le Commandant Maradec vous attend dans son bureau, je vous accompagne, annonce l'agent de permanence.

Maurice sursaute. Odile se lève et le prend par le bras.
– Viens mon chéri, c'est à nous.
– Ah Monsieur et Madame Le Menech, je suis heureux de vous revoir. Bonjour. Comment allez-vous ? Nous avons eu si peu de temps pour parler l'autre jour. – C'est k'cétait pas l'moment...

Fait exceptionnel, Maurice est interrompu par sa femme, mais elle fait bien car elle sentait venir la joute verbale et finalement la honte de l'échec. Alors, poursuivant sur les premiers mots de son mari et sortant une lettre de son sac à main, elle s'adresse à l'officier supérieur :

– C'est vrai, vu la précipitation, c'était pas le moment de vous montrer la lettre que nous avait fait remettre Monsieur le Préfet par les soins de son Directeur de Cabinet, mais je l'ai prise avec moi pour vous la montrer. J'étais certaine que vous souhaitiez savoir ce qu'elle contenait. Vous pourrez juger vous même comme nous avons été heureux en la lisant, et quelle fierté ! Mon Dieu, vous allez penser que je fais la fière, mais nous sommes fiers Monsieur, Maurice et moi. Tenez, lisez !

Maurice écoute, plein d'admiration. « Bon Dieu, quelle sagesse elle a s'te femme là ! Et dire que c'est ma femme ! Et en plus elle a tout compris : 'C'est les bourres qui t'l'amènent, le flouze', not devise de maint'nant, et pas k'le flouze, Sébastien aussi. »
Maradec a pris la lettre des mains d'Odile et lit. Puis il réfléchit. Dix ou quinze secondes. Il décroche son téléphone.
– Declain, vous pouvez v'nir ?

Le lieutenant frappe et entre.
– Tenez, lisez ça.

Pendant qu'il lit, Maurice pense encore : « C'est même plus la peine que j'm'en mêle, ça s'fra tout seul. Sauf que s'qui s'fait pas tout seul, c'est d'savoir qui va s'faire envelopper, l'ministre ou les ronds d'cuir. »
Declain a fini de lire et Maurice aimerait la relire, cette fameuse lettre :
– J'vous d'mande pardon, M'sieur, mais j'm'en souviens plus très bien, j'peux...
Declain lui tend la lettre et il la relit.

(Voici ce qu'elle disait.

Au nom de Madame le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, moi, Préfet du Finistère, suis heureux de confier à Monsieur et Madame Le Menech les moyens d'assurer la subsistance et l'éducation du jeune Sébastien Bouchetar jusqu'à sa majorité.
En tant que représentant de la République dans ce Département, j'ajoute à cela la somme nécessaire pour permettre à Sébastien d'acquérir une formation professionnelle dans ce même Département, à l'Université ou dans l'une de ses nombreuses écoles.

Recevez, Madame, Monsieur, l'assurance de mes plus vives félicitations.

Le Préfet du Finistère
...)

Pendant qu'il lit, Maradec et Declain se regardent, essayant chacun de deviner ce que l'autre pense. Maurice rompt ce silence :
– C'est qu'on a gardé l'argent pour payer ses études au gamin, et on sait plus quoi faire ? Pourtant j'connais une bonne école à Concarneau qu'est pas loin d'Saint-Joseph, dans la Ville Close, l'Ecole de Pêche. C'est là qu'y s'forment les bons marins. J'suis sûr k'Sébastien y f'ra un bon marin. Et j'sais s'que c'est, un bon marin, vous pouvez m'croire.
Maradec porte sa main à sa bouche, soutient son coude de l'autre bras, comme le penseur de Rodin, mais debout. Et puis :
– Declain, vous partez avec Monsieur et Madame Le Menech.
– Maintenant ? – Oui, tout de suite, avant la fermeture de l'école Saint-Joseph.