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Tout comme chez les Le Menech, on avait mangé du maigre, chez les Girardin, rue Stanislas. Et c'est aussi Monsieur qui avait fait la mayonnaise, Monsieur qui, lui, est fonctionnaire territorial et a réussi, quand son épouse a été mutée rue de Rennes, à se faire affecter à la Mairie du 6ème arrondissement, place Saint-Sulpice. Il est petit chef aux Affaires Civiles. C'est sur lui, comme partout dans l'administration, que tombent les tuiles dès que quelque chose ne va pas. Les chefs, les vrais, sont ceux qui ont l'art de mettre les peaux de bananes, de passer les mauvais ballons. Les seuls cas où on lui fiche à peu près la paix, c'est quand il a trouvé un os à ronger, un truc dont personne ne veut.

Ce samedi, « son » os, ce n'est pas l'arête du maigre, c'est bel et bien le cas du petit Sébastien Bouchetar, le fiston des coupables, tous les deux placardés. Un os tout neuf que personne ne lui volera, parce qu'il est le seul à savoir, en tout cas le seul à en savoir plus que quiconque. Sa femme la lui a raconté dans les moindres détails, l'histoire du casse organisé par les Bouchetar, et lui a exprimé toute la pitié qu'elle avait pour ce jeune garçon que les parents avaient si mal engagé dans la vie.

- Tu le vois, ce gamin, trimbalé de famille d'accueil en famille d'accueil, sans jamais connaître la chance qu'ont les autres enfants, ceux qui ont de vrais parents, un père solide et droit, une mère attentive ? Tu imagines ça, Raymond ?

- En effet, c'est toujours un casse-tête pour les services sociaux, ces histoires, et en plus, ça se termine souvent mal. Les maisons de redressement en sont pleines, des ces ados qui n'ont pas eu une vie de famille, disons; normale. Nous, on connaît bien ce problème, en mairie, on a des cas comme celui-là plusieurs fois par an.

- Oh, tu sais pas Raymond ? Tu serais un amour si tu pouvais t'occuper de ce dossier, du petit Bouchetar. Ça me ferais tellement de peine de le savoir sur de mauvais rails.

- D'accord, Mireille, sauf que ç'est pas mon service, c'est les Affaires Sociales.

- Mais tu peux peut-être leur souffler un truc, une idée, non ?

- Ça dépend. Qu'est-ce que c'est ton idée ?

- Mon idée, tu me croiras si tu veux, c'est comme d'habitude, elle me vient du marché. C'est pas le marchand de poissons, celui qui m'a vendu le maigre qu'on vient de manger, mais c'est l'assistant de ma marchande de fromage, et c'est lui qui me conseille aussi pour le poisson. Il m'en dépose même à l'agence, le mercredi, quand j'ai pas le temps de faire un saut au marché.

- Bon, et qu'est-ce que ce garçon vient faire dans notre histoire ?

- Un garçon ! Attends, comme garçon, tu repasseras. Non, lui, c'est un homme, un vrai, un ancien marin et je peux te dire qu'il sait se faire respecter. Je le vois souvent, j'ai déjà rencontré sa femme qui est adorable, et leur fils, qui est adorable aussi. Tu vois Raymond, dans une famille comme celle-là, les Le Menech, il n'y aurait pas de souci. L'éducation, ils connaissent, même si lui n'a pas été « aux écoles » comme on dit. Mais question moralité, c'est vraiment top.

- Ecoute Mireille, ça m'a l'air d'être jouable. Il faudrait que tu me donnes tous les détails, les noms et adresses de tous ces gens là, les Bouchetar, les Le Manek..

- Le Menech, avec c h à la fin, des bretons pur souche...

- Bon, tu me donnes tout ça et j'en fais mon affaire. Et je te dis bien « mon » affaire.

A quelques centaines de mètres de là, Maurice et Odile Le Menech pianotent sur internet, dans le casse-tête des services sociaux : « Aide à l'enfance en danger », « Protocole pour l'adoption d'un enfant orphelin »...

- Tu nous vois attendre des années pour réussir ce projet ?

- Tu sais, ma puce, j'en ai réussi des plus difficiles.