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Il est deux heures et demie. Ils se séparent. Le voiturier part chercher la petite Triumph. Maurice et sa femme l'attendent sur le trottoir. Le Petit Prince se dirige vers la rue d'Assas et le Singe vers le boulevard Saint Michel. Maurice le suit des yeux, attendant qu'il ait mis la main dans la poche de son veston.

La voiture est là. Maurice embrasse tendrement sa femme et s'en va, prenant la direction du métro Vavin. Odile monte dans la voiture, démarre, traverse le boulevard en franchissant la ligne blanche, prend la rue Boissonnade, tourne à droite boulevard Raspail, puis encore à droite rue Campagne Première, entre dans le Grand Garage, monte la rampe - trois étages -, gare la voiture, la ferme et prend celle d'à côté, une deuche de 1949, capote en toile, vitres coupe-doigts et tout.

Il n'y a pas un chat à cet étage, presque entièrement réservé aux voitures de Maurice. Elle oriente le rétroviseur pour défaire son chignon, arranger sa coiffure, changer de rouge à lèvres - un bleu -, déboutonner sa blouse blanche et passer un chemisier bleu turquoise, refaire son vernis à ongles - bleu aussi. Elle replace le rétroviseur et démarre. Au bout de la rue Campagne Première, elle tourne à droite, direction Port-Royal.

Maurice a tourné à droite rue Paul Séjourné et rejoint la rue Joseph Bara par la rue Notre-Dame-des-Champs Il se dirige vers la rue Michelet et le square de l'avenue de l'Observatoire avant d'entrer au Luxembourg.

Arrivé dans le jardin, il se dirige vers le grand bassin où les enfants font naviguer leur bateau ou un voilier de location. Il s'assied dans un des fauteuils restés libres, le plus près possible de la fontaine Médicis. Il vérifie que ses amis sont bien là-bas, un de chaque côté du bassin. Ils y sont, Georges fumant et René lisant un journal qu'il a dû acheter en chemin. Il n'y a que très peu de monde autour d'eux. Pas un seul homme. Il est vrai que l'endroit, frais et ombragé, n'attire pas les gens qui cherchent le soleil.

Il n'est que trois heures. Maurice attend, regardant les enfants pousser leur voilier, courir de l'autre côté du bassin pour l'attraper avant qu'il ne heurte le bord du bassin, le retourner et le repousser encore vers le large. Il se lève, traverse l'allée devant le palais du Sénat et va se mêler, du côté de l'Orangerie, aux nombreux curieux qui regardent les joueurs d'échecs et les joueurs de bridge. De là, il peut encore apercevoir ses deux collègues. Il reste encore une demi-heure avant le rendez-vous.

Maurice s'est maintenant arrêté à côté de la table du seul joueur en costume cravate. Ça fait longtemps qu'il le connaît. C'est le seul joueur qu'il ait jamais vu jouer les coups dont il raffole, lui, des coups comme ceux que les midships lui avaient appris, à la Royale, pendant les longues attentes d'avitaillement dans les ports du bout du monde : des impasses multiples, insensées, des coups d'anthologie comme le coup de l'empereur ou le baiser à la reine, des squeezes en chassé-croisé…Un plaisir.

René s'est rapproché de Georges. Il s'est assis à deux mètres de lui, du même côté du bassin. C'est signe que le terrain est propre. Maurice va pouvoir les rejoindre. Dix minutes encore, si rien ne bouge. Le signal, c'est quand René ira demander une cigarette à Georges et s'assiéra à côté de lui.

C'est bon. Georges et René sont maintenant assis à côté l'un de l'autre. Maurice fait cent mètres, choisit un fauteuil un peu plus loin, à deux mètres d'eux, et déplie son journal, le Libé du matin.

- C'est quoi cette merde ? demande Maurice à voix basse, le nez dans son canard.

- C'est ma faute, répond le Singe, ils sont trop bien faits ces calibres. Dans le tas, y en a un que j'ai confondu, voilà.