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La banquière baisse les yeux quelques secondes. « La pauvre dame, elle pense à ses collaborateurs », se dit Maurice. Et puis elle reprend :

- Je préfère ne plus y penser, c'est trop dur. Monsieur Le Menech, faites-moi encore le plaisir de m'apporter du poisson, mercredi. C'est tellement agréable de sentir qu'il y a encore des personnes dévouées, capables de rendre service. Je sais bien que la banque n'est pas votre tasse de thé, mais qui sait, un jour, quand vous aurez quelqu'argent à épargner. Mais mettez-moi donc quelques fromages et j'irai chercher le maigre qui m'attend chez votre ami le poissonnier.

- J'vous fais un p'tit plateau, comme d'habitude ?

- C'est ça, avec un bon morceau de salers. Entre deux, il est parfait.

Servie, Madame Girardin paie et traverse l'allée pour se rendre à l'étal de Fernand. Maurice termine son service à 13 heures. Pendant trois bonnes heures, c'est à peine s'il écoutait les commandes que lui passaient les clientes. On lui demandait un camembert, "à point pour ce soir", il servait un Sainte Maure, et tout à l'avenant. Au point que la patronne lui avait dit, furieuse : « Maurice, tu m'refais encore une seule fois le coup de la banquière et tu pourras rester chez toi ! Ou t'iras bosser pour Fernand si t'aimes tant son poisson !» (Elle croyait pas si bien dire, la mère Pineau.)

En rentrant chez lui, Maurice n'arrive plus à mettre de l'ordre dans ses idées. « Tout s'passe comme j'voulais, mais sans moi. J'voulais qu'y z'y mettrent un vrai, au trou, et c'est un vrai, mais un faux-vrai qu'y z'y collent. Et J'voulais pas k'le môme y trinque, et v'la k'c'est même pas d'sa faute. Les faux calibres, j't'embrouille tout ça dans l'armurerie du papa. Et l'pacson qu'est offert dans les paquets cadeau par la maison poulaga, en taxi même, et gratos, avec mon gouvernement à la place d'honneur. C'est-y qu'y veulent me couper l'herbe sous l'pied ? Foi d'marin, c'est mon plan à moi, et c'est pas d'main qu'y vont m'le chouraver. Trop facile de v'nir piquer les idées des autres ! Mais bordel, comment que j'vais lui raconter tout ça à ma bergère ? El'm'croira jamais ! »