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Samedi, lever 7 heures. Maurice doit y être à 7 heures 30, au fromager. Odile partira au marché vers 9 heures avec Alain, pour faire ses courses. Sans oublier le poissonnier. En premier, le poissonnier. Elle reviendra à la maison avec un caddie plein. Plein comme à l'aller, sauf qu'à l'aller, c'est pas des fruits et légumes.

Jusque vers neuf heures, les clients sont rares. On s'occupe surtout d'installer les fromages. Fernand, lui, découpe des saumons pour présenter des darnes, des filets et des pavés. C'est surtout les pavés qu'il prépare avec soin, jamais moins de 200 grammes. Les gens sont pingres, surtout les hommes. Ils demandent toujours des morceaux de 150 ou 160 grammes. Tout prêts, c'est plus vite fait.

Aujourd'hui Fernand a aussi des maigres, pêchés au large de la Vendée. Maurice les a aperçus. Le maigre, froid, avec une bonne mayo un peu relevée, c'est meilleur que tous les colins du monde. Madame Girardin ne connaît certainement pas ce poisson, le maigre, qui se pêche à l'écoute. Ça lui rappelle le bon temps, à Maurice, quand il était jeune matelot sur le bateau en bois, attendant que les midships envoient et remontent leurs bouteilles à salinité.

Tout est prêt maintenant. C'est l'heure du casse-croûte au Montpano. Maurice et Fernand, qui laisse son étal sous la surveillance de son étudiant-assistant du samedi, s'y retrouvent chaque semaine, pour un steak frites et un kil de rouge. Maurice apporte aussi une bon merceau de salers. Ils parlent de tout sauf politique et business, mais les clients communs et les potins du jour, c'est permis.

- T'y mettra un beau maigre, à ma bergère, Fernand, et à la mère Girardin, t'y garderas le plus beau k' t'avais, celui qui fait dans les 50 centimètres.

- On dirait k'tu l'as à la bonne, s'te gonzesse. Ça d'viendrait pas une habitude de t'occuper de son poiscaille ? Déjà, mercredi avec le turbot...

- Ah, mercredi, c'est k'jai pas pu lui apporter dans son aquarium à elle, qu'elle y avait des clients. J'ai fait que d'le déposer su' l'comptoir et j'me suis cassé. Mais les aut' fois, j'y donne son poisson en mains propres.

- Tu t'fais des r'lations en somme.

- Si j'peux rend' service.

- T'as raison, si l'garage t'en laisse le temps.

- Tu sais Fernand, les ouvriers, c'est quand y z'ont pas le tôlier su' l'dos qu'y bossent.

- T'as raison, Maurice, si tu peux t'le permettre. Moi, sur le barlu, j'suis bien obligé d'êt' là.

- Et oui, chacun son job. Et dis donc, Fernand, va falloir qu'on remballe. Les clients vont pas tarder à s'pointer.

- Ok, Maurice, si j'me souviens bien, c'est ton tour de raquer.

- Bon, j'm'en occupe. Garde le rest' de salers, c'est pour toi.

9 heures. Les premiers clients commencent à arriver, un à un. Quelques minutes plus tard, Madame Le Menech, tenant son fils par une main et traînant son caddie avec l'autre, passe devant l'étal du fromager et s'arrête, cinq mètres plus loin de l'autre côté de l'allée centrale, devant l'étal de Fernand.

- Bonjour Fernand, qu'est-ce que vous avez en promotion aujourd'hui ?

- Ah Madame Le Menech, ça, vous m'en direz des nouvelles. Un maigre comme ça, ça f'rait des jaloux. J'vous l'ai mis d'côté. Passez-moi voir vot' caddie par ici, c'est que j'voudrais pas l'abîmer s'te belle bête. Vot' mari, y vous dira comment l'préparer, vous faites pas d'souci.

Odile Le Menech avance son caddie à côté de l'étal. Fernand le tire jusqu'à lui, à la tombée de l'étal, soulève la capuche, prend plusieurs pages de papier journal, se penche, retire le sac et le pousse sous l'étal, déplie à grand bruit le papier journal, se relève, saisit le beau poisson, se baisse à nouveau et pose l'animal au fond du caddie.

- Voilà, Chère Madame, y s'gardera bien comme j'l'ai enveloppé. Mettez-le bien au frais à la maison. C'est tout s'k'y vous fallait ?

- C'est tout Fernand, merci. Combien j'vous dois ?

- Ça f'ra vingt-six euros, Madame Le Menech.

Odile et Alain continuent leur marché, un peu plus loin, et rentrent à la maison en passant par le cimetière et la rue Froideveaux.

10 heures 45. Madame Girardin est plutôt en avance aujourd'hui. Elle a déjà fait la boucherie. Il lui reste le fromage, les fruits et légumes, le poisson et les fleurs.

- Bonjour Chère Madame. Dites, si j'peux permettre de vous donner un conseil, prenez-y un maigre au poissonnier. Vous m'en direz des nouvelles.

- Ne me parlez pas de nouvelles, Monsieur Le Menech, ou vous ne lisez pas les journaux. Mais oui, je suivrai votre conseil. Et comme fromage, qu'est-ce que vous me conseillez ?

- C'est vrai, à part les gratuits, pour les vieilles voitures, j'suis pas trop au courant des nouvelles. Ah, mais oui, cette histoire rue d'Rennes, c'est bien votre agence ? Y z'en parlaient à la télé.

- Eh bien figurez-vous que pour une fois, la police a fait son travail proprement. Vite et bien, comme jamais j'ai vu ça.

- Y paraît k'c'est un môme qu'à même pas dix ans qu'a tiré ? Et ils l'ont attrapé bien sûr.

- Qui a tiré comme vous dites, oui, c'est bien ce petit garçon, mais c'était pas lui le braqueur. Ce sont ses parents qui ont monté le coup. Sa mère lui a passé le pistolet, et son père, qui était à côté avec un masque collé sur le visage, lui, il n'avait qu'un pistolet en plastique, un simple jouet. Et les flics l'avaient laissé partir, comme tous les autres. Ils avaient simplement noté les noms et adresses de tout le monde, enfin toutes celles qui avaient aussi un jouet, comme lui. Et lui aussi. D'ailleurs, c'était le seul homme dans l'agence à ce moment là. Vous, vous étiez ressorti cinq minutes avant.

- Mais alors, ils l'ont serré comment ?

- Ils ont perquisitionné chez le gamin, et là, ils ont trouvé les armes, des revolvers 357 Magnum entre autres.

- Et il a avoué ?

- Oui, après 48 heures de garde à vue. Il voulait leur faire croire que c'était bien lui qui avait préparé le coup mais qu'en réalité il n'avait rien fait, que ça s'était passé devant son nez, mais sans lui.

- Y en a qu'ont pas froid aux yeux.

- Ah, pour ça non. Le plus triste, voyez, ç'aurait été que le fiston aille en prison, alors qu'il ne faisait qu'obéir à ses parents.

- N'empêche qu'y lui fallait un sacré entraînement au gamin.

- Ça oui, et le papa l'a reconnu. Il lui avait appris à tirer à son fils. Vous vous rendez compte ? Mais vous savez, Monsieur Le Menech, il n'y a plus de morale.

- Plus d'morale, comme vous dites, et des tués, malheureusement.

- Malheureusement oui, trois.