Quand Le Clézio défend la littérature universelle, bien sûr (chacun l'aura noté) il parle de l'alphabétisation des peuples, qu'il faudrait que les éditeurs permettent l'accès au livre à des civilisations qui en sont privées. Tout écrivain cherche à toucher l'ensemble des êtres humains, il voudrait changer le monde quand il n'ai lu, en fin de compte, que par une partie infime de la population mondiale. Mais ce discours peut aller beaucoup plus loin que ce simple (j'ai envie de dire banal) souhait à la portée uniquement politique.

Le Clézio fait allusion à une expérience vécue en Amérique centrale, dans une forêt (le lieu est important), alors qu'il tentait de vivre auprès d'une société que j'imagine primitive (comme on dit), et en particulier à une rencontre, celle d'Elvira, une conteuse (une vraie) qui a su l'ensorceler avec ses histoires, voire même à lui apprendre ce qu'est la Beauté. Son discours de Suède lui est dédié, en tout premier lieu. Comment expliquer ce phénomène étrange ? Comment expliquer qu'une "petite" conteuse anonyme, perdue dans sa forêt, ait pu toucher à ce point un immense écrivain, mondialement reconnu, et qui aura obtenu tous les honneurs de la grande Société, celle qui décide de tout ?

Parce que la littérature universelle, c'est bien celle d'Elvira, elle est au coeur de l'homme en ce qu'il a de plus intrinsèque. Aujourd'hui, la plupart des textes produits sont purement circonstanciels, constitués d'histoires parfois outrageusement simples, parfois terriblement alambiquées, mais toujours n'impliquant que notre petit monde contemporain, dans une réflexion sociologique ou politique sans aucune distanciation, sans relief. Les contes d'Elvira sont certainement circonstanciels, mais ils ont aussi une portée universelle, comme si tout à coup on s'élevait d'un point précis de la Terre pour avoir une vision panoramique de la Terre tout entière. C'est également ce qui se passe, précisément, avec la littérature écrite par Le Clézio.

Ce que j'essaye de dire, c'est que, si les écrivains aujourd'hui ne parviennent plus à toucher le plus grand nombre, ce n'est peut-être pas uniquement à cause des médias : c'est peut-être parce qu'ils sont trop inintéressants, trop longs, trop lourds, pas assez universels en toute simplicité ; parce que la littérature, dans son histoire, à un moment donné aurait pris un tournant malencontreux.

J'ai fait un rêve cette nuit, après avoir lu le discours de Le Clézio (et le fait d'avoir beaucoup lu "Les testaments trahis" de Kundera a peut-être contribué à ce rêve) : après Rabelais, après le Quichotte, la littérature prend une tout autre tournure, le réalisme n'a jamais existé, ni Balzac, ni Flaubert, ni personne (y compris Proust), au profit d'une littérature plus légère, moins sérieuse, plus ludique, et au début du XXIème siècle les contes, les nouvelles sont le grand genre du moment (et l'ont toujours été), le roman est un genre pratiquement inexistant, réservé à une élite ; dans le métro, sur la plage, pendant la pause déjeuner, dans les embouteillages, partout et toujours, des millions de Français passent le temps en lisant des histoires courtes et efficaces, qui leur révèlent tout en les amusant la véritable essence de l'homme et leur permet de réfléchir à leur destinée, à ce qui les constitue en dehors de toute contingence. Le Clézio est prix Nobel (en particulier grâce à la qualité de ses contes et nouvelles), il parle d'Elvira dans son discours et tout le monde comprend ce qu'il veut dire, tout le monde comprend pourquoi il est évident qu'Elvira a raison. Je me suis réveillé ce matin de très mauvaise humeur.