Chapitre III

Aucun professionnel des Lettres ne l’ignore, et une fraction du public le sait, ou s’en doute : il faudra bien un jour ou l’autre, jeter le pavé dans la mare et s’employer à réformer les mœurs — singulièrement détestables — qui président aux destinées du monde littéraire. Car la République des Lettres a sa mafia. En effet, il est tout de même pour le moins anormal de constater que ceux qui écrivent sont loin d’être les réels bénéficiaires de LEUR travail, qu’autour d’auteurs dont la vocation est de mettre à la disposition de tous l’ensemble des pensées, des positions, des philosophies et des mouvements universels, oeuvrent (si l’on peut dire !) des individus qui ne sont que d’affaires et dont lesdites affaires, hélés ! sont trop souvent combines de requins au service d’intérêts particuliers, bien particuliers ; c’est fâcheux à exprimer, ça fera une certaine peine à beaucoup, mais comme on pourrait, avec un soupçon de perversité, apporter des précisions pénibles pour le vernis de quelques-uns, il est opportun de dévoiler dès à présent tels « dessous » d’un problème qui, tôt ou tard, sera finalement débattu au grand jour ! Certaines « méthodes » demandent à être dénoncées et le public doit savoir que si les « bons » ouvrages qu’il recherche sont d’aventure rares, si les documents impartiaux qui pourraient être mis à sa disposition lui demeurent souvent inconnus la faute n’en est pas tant aux écrivains qu’à ceux dont les gens de lettres sont tributaires ! Six particularités illustrent une situation dont chacun saura tirer les conclusions :

1) Les contrats littéraires : Ne parlons que des contrats « à compte d’éditeur », puisque trop de Maisons « spécialisées » dupent, chaque année, des quantités d’écrivains (André Gide a vu son premier ouvrage édité à compte d’auteur, mais Gide était riche !) ou de soi-disant écrivains, grâce à la formule évidemment louche du contrat dit « à compte d’auteur » : formule véreuse à laquelle personne du reste ne devrait se laisser prendre ! En effet, ici, l’auteur paie entièrement l’impression de son ouvrage, plus bien entendu une confortable marge bénéficiaire pour l’éditeur-requin, qui demande souvent des sommes importantes pour une « diffusion », une publicité réduite d’ordinaire à l’annonce que bouquin dans la Bibliographie de la France… et c’est tout ! D’autre par, les contrats, lorsqu’il s’agit de travail sérieux, c’est-à-dire du compte éditeur, sont immuablement rédigés, « selon l’usage », à l’exclusif avantage des… éditeurs, vous l’auriez deviné ! Sait-on qu’en règle générale l’auteur n’a droit qu’à 10 % sur le prix de vente de son propre livre ? L’écrivain vivant de sa plume est en voie de disparition ; qui, de nos jours, peut en effet, à moins d’avoir atteint l’âge serein de la retraite, travailler dès l’instant où il ne possède point l’appui financier lui permettant de vivre avec un minimum de sécurité, le délivrant de l’angoisse des fins de mois ? Actuellement, MOINS DE VINGT ÉCRIVAINS FRANÇAIS vivent « bien » de l’édition à 100 % ; les autres, qui ne sont pas deux mille, ni les plus mauvais, sur le plan professionnel j’entends, exercent tous un second métier : journalisme, radio, professorat, etc. Or, l’éditeur est le maître de la diffusion, maître déjà esclave lui-même d’un géant — Hachette — et de quelques sous-géants, de telle sorte qu’il n’est, en fait, pas possible de « lancer » un ouvrage, même dont la valeur serait incontestable, dès l’instant où ces gens de sous et de combines, tellement étrangers aux réalités des Lettres, estimeraient « tabou » le sujet développé dans ledit ouvrage…

2) Le scandale des prix littéraires : C’est ce domaine des Lettres que le public connaît le mieux ; les « dessous » (au sens propre et au sens figuré !) des prix littéraires sont, depuis quelques années, le secret mercantile de polichinelle ; ici, le terme « mafia » est certainement le seul convenant, et on ne risque nul démenti en l’employant : « L’histoire » de certains Grands Prix ferait la joie des lecteurs (qui ne sont pas trop gâtés !) — si d’aventure un auteur trouvait le quotidien assez indépendant pour la publier ! (1)

3) La publicité : Pour un auteur, il est indispensable de voir son ouvrage mentionné dans les organes spécialisés et de bénéficier de la publicité desdits organes ; or, en général, une Société — évidemment anonyme — afferme l’ensemble de la publicité littéraire des journaux ayant lien avec les questions littéraires ; il est obligatoire de passer par elle ; son anonymat est le fait de gens prenant les sous d’autrui, tout en se réservant le « droit » d’écarter tout ce qui ne leur convient point ; on voit ordinairement cette Société… refuser la publicité relative à des ouvrages AYANT CEPENDANT LE DEPOT LEGAL, donc devant jouir de la possibilité d’être diffusés au même titre que n’importe qu’el autre ouvrage : ici, les intérêts particuliers, dont on a honte de parler, disposent d’un pouvoir de fait autant illégal qu’immoral et arbitraire : mais PERSONNE ne bronche ! On est courageux, vous savez, dans la profession !

(4) Les revues dites littéraires : Certains bonzes (2) règnent en despotes sur telle ou telle revue dont l’accès est considéré comme vital (3), mais qui publient souventes fois des âneries au détriment de textes heureusement par ailleurs fort bien accueillis, et payés ; oui, payés, car si, naïfs lecteurs, vous imaginez que les textes présentés par ces Revues rapportent des honoraires à ceux qui les signent, détrompez-vous : les gens vous vendant du papier (leurs brochures) estiment que c’est une faveur insigne que d’être publié sans recevoir un centime !

(5) Parmi tant et tant d’autres, BERNANOS, à la façon des meilleurs, est mort, chacun le sait, dans une sombre misère ; par contre, personne n’a jamais entendu dire que des éditeurs, des pontifs de la publicité dite littéraire (4) soient, eux, décédés dans le dénuement ! Mais BERNANOS mort et avec lui tant d’autres, leurs œuvres rapportent, avec persévérance, de gros sous : à QUI vont ces gros sous ? Certes plus à celui qui les eût mérités ! Voilà les réalités d’une époque malheureusement plus riche quant à la science, à la fonction publique et à la technocratie qu’à l’esprit.

Au pays de Voltaire, c’est navrant.

(6) L’écrivain est presque toujours un paria (5), un homme qui vit par la force des choses mauvaises et des impératifs de son état, un peu en marge de la société « organisée » ; il a de fortes chances de mourir pauvre sauf si, comme notre Maître Honoré DE BALZAC, quelques femmes délicieuses et charmantes lui servent de mécène ! Mais il s’en moque, l’écrivain ; s’il ne s’en moquait pas, il ferait autre chose et, soyez-en certains, il le pourrait souvent mieux que les crétins qui l’accablent de formulaires et de restrictions ! Mais est-ce là une raison suffisant pour laisser son nécessaire isolement exploité par des affairistes aux mœurs tout de même dommageables à l’intérêt du public, qui attend tellement dans ce monde agité et difficile le secours et les explications trouvés dans des écrits, des idées et des positions de ceux dont c’est l’état de penser, et non de faire de l’argent avec la crédulité contemporaine, et la détresse d’autrui ?

On trébuche sur cent problèmes : celui de la presse face à l’argent, celui de la liberté d’expression (il n’y a pas de censure… mais un dépôt légal pour TOUT ce qui est publié au… Ministère de l’Intérieur, donc à la police) en regard de ces terribles intérêts particuliers, fléaux de notre époque, etc.

Or, le parti-pris, la cupidité, les combines des professionnels de l’argent et du négoce dépassent les limites de la pudeur ; ces gens-là s’estiment les arbitres — c’est le terme propre — du travail des autres, d’un travail qu’ils seraient, les pauvres types, bien incapables de faire eux-mêmes…

Qu’en pensent mes doux Confrères : ne serait-il pas l’heure de faire bloc et de jeter le pavé dans leur mare à eaux troubles ?...

(1) Faut-il citer ce lieu commun de l’humour : « Cette année encore, les Éditions Gallimard se sont décerné le Prix Concourt… »

(2) Sans qu’il soit — ce jour du moins ! — besoin de les nommer, puisqu’il n’existe pas un domaine comme celui des Lettres où chacun se reconnaisse sans même qu’il faille publier son nom, c’est une vraie bénédiction, vous savez !

(3) Faussement, du reste !

(4) Les crapules !

(5) Sauf, bien entendu, la vingtaine dont je parlais plus avant, genre dont furent presque toujours étrangères les gloires des Lettres françaises durant la majeure partie de leur existence !