Ce texte a été écrit par un jeune auteur de 20 ans, étudiant en Lettres Modernes : le procédé de distanciation qu'il met en place (un trentenaire posant un regard rétrospectif sur ses années universitaires) est donc fictif et sert de cadre à l'ensemble, donnant par là-même une profondeur temporelle qui participe à la réussite de l'ouvrage. Il s'agit ici d'anecdotes concernant plusieurs personnages et différentes intrigues succintes et fortes : je serais tenté, plutôt que d'essai, de parler de "récit" polyphonique avec une thématique commune : une attitude face au monde se révélant comme une volonté de marquer une certaine indépendance d'esprit, de liberté de penser (cf le positionnement politique vers le début du texte que j'ai trouvé fameux) ; le besoin de se singulariser, de refuser de suivre le troupeau (un exemple symptômatique : pour le narrateur, une dissertation c'est : "Thèse, Antithèse, Foutaise"). Mais le plus remarquable reste sans aucun doute cette lucidité pour un si jeune auteur qui a su se projeter dans l'avenir, et imaginer le travail de sape de la vie qui souvent nous désillusionne par rapport à nos grands idéaux d'individu "unique" ; en effet, à trente ans, l'étudiant révolté tous azimuts sera marié et ancré dans une vie qu'on imagine pépère et banale. La figure de Dieu joue dans le récit un rôle prépondérant, qui sort le texte de la satire pour lui donner une dimension poétique : le narrateur finira lui aussi dans les "limbes" de ceux qui ne croient plus en Lui. Que sont ces "limbes" ? Le temps infini passé dans l'ennui et la routine. "Acide Abîmé" serait donc interprétable comme l'équation parfaite d'une prise de conscience désastreuse sur la fin des grandes illusions sur soi-même. Une construction qui "boucle la boucle", une écriture forte et bien rythmée.

Si ce texte m'a autant interpelé, c'est que j'étais étudiant moi-même en Lettres Modernes lorsque j'avais 20 ans, assez solitaire et introverti ; je suis aujourd'hui trentenaire (31 pour être précis), marié, avec une petite vie pépère, et pourquoi ne pas dire banale. Et pourtant, je ne le vis pas comme une désespérance, parce qu'à l'université je me sentais surtout vide, sans consistance et j'ai quand même l'impression que depuis je me suis construit une identité, comme si je m'étais "comblé".

Dès la première scène, le narrateur d'"Acide Abîmé" effectue un geste significatif : il se fait raser la barbe, ce qui revient à dire que quelque part il s'efface ("j'avais l'air d'un jeune vieux con, maintenant tout le monde peut voir que je ne suis qu'un petit imbécile"). Ensuite, il posera un regard le plus souvent satirique sur à peu près tout ce qui fait une faculté des Lettres (la notation, les partiels, le programme Erasmus, les manifestations étudiantes, etc.). Politiquement il refuse de se situer. Indépendance d'esprit, mais aussi besoin de critiquer, donc. Vers la fin du texte, il avouera être de plus en plus misanthrope. Voici son principe de vie :"Je resterai un enfant éternellement, libre et misanthrope. Je me suis éloigné de la politique, et je suis devenu libertin, loin de la compagnie ténébreuse des Hommes." Ce serait un peu l'attitude du dandy, dont les provocations et la "pose", souvent, ne sont qu'une carapace pour masquer en fin de compte un profond désarrois et une inadaptation à la vie, un vide insupportable. Devenu trentenaire, le narrateur s'est rangé, et quelque part ça le dégoûte d'avoir renoncé à ce fameux principe. Je ne résiste pas à l'envie de citer encore une phrase du texte : "Alors, dans un Purgatoire où il n'existe rien, ils trouveront la paix dans un mortel ennui...aucune issue, aucun bonheur, aucun malheur : une éternelle constance où le temps cruel devient un bourreau qui ne parvient plus à tuer." Quelle belle définition de la routine ! Toutefois, peut-il en être autrement ? Pour moi ce texte, entre autre, pose la question suivante : jusqu'à quel point peut-on exister sans jamais s'identifier à rien, ni à personne ? Quelles sont les limites de l'individualisme ?