Eux, je ne les ai pas connus. Ils étaient bretons, fils de marin pour mon père et fille d'agriculteur pour ma mère. C'est la vague qui est venue mourir sur le sable, en quelque sorte. Et de fait, ma mère s'est tuée en moto quand j'avais deux ans. Mon père, décontenancé, a suivi de près mais il a préféré se foutre en l'air à la pointe du Raz un soir de gros temps. Sans doute une histoire de famille. Tu es flotte et tu retourneras à la flotte...

C'était très beau, très dramatique, poétique ou ce qu'on voudra mais tout esthètes qu'ils étaient dans leurs expériences morbides, ils auraient été gentils de penser au petit Omar. Je me suis retrouvé transbordé d'une famille d'accueil à une autre pendant un temps suffisamment long pour me donner tous les symptômes de ce qu'on appelle couramment la bougeotte.

Un matin lorsque j'avais six ans, la dame qui m'accueillait m'a trouvé devant la porte d'entrée avec ma valoche en carton bouilli, prêt pour le départ. Je lui ai expliqué que ça faisait longtemps que j'étais chez eux et qu'il était normal qu'à présent je change de biotope. Ca faisait presque un mois, il est vrai. Je suis finalement resté dans cette maison douze ans de plus et je retourne encore les voir de temps à autres. Douze années durant lesquelles je me suis évertué à les emmerder jusqu'au trognon parce que je ne tenais pas en place. La dernière fois que les gendarmes m'ont ramené à la maison, mon beau-père m'a pris par le bras et nous sommes allés visiter un foyer où il bossait, à Orléans. Il m'a servi de guide, muet. Ce n'est qu'au retour, dans la voiture, qu'il s'est arrêté au bord de la route et qu'il ma regardé, fatigué.

- Tu veux devenir comme ça ?

Je faisais la gueule, je n'ai pas répondu, j'avais mal aux poignets parce qu'un type trop zélé m'avait mis des menottes. Il a regardé les camions qui passaient sur la nationale et il m'a dit :

- A ton avis, ils sont plus heureux, eux ? Ils courent après quoi ? Ils veulent voir du pays ? Si t'es intelligent, le pays, t'as pas besoin de bouger pour le voir. Il suffit d'ouvrir les yeux... et le reste...

Je ne dis pas que j'y arrive, je suis encore loin de pouvoir rester en place bien longtemps. Mais je suis tout de même capable à présent de regarder autour de moi et de réfléchir, d'analyser. Je crois que c'est ce qu'il voulait dire, le dabe.

Pour l'instant, je regarde autour de moi et tout ce que je vois, ce sont des casquettes, des uniformes, des dossiers et des ordinateurs.

- Alors tu t'appelles Omar et t'es né en Bretagne ?

- Ben ouais.

- En Armorique, quoi.

Je le vois venir.

- T'es un Omar à l'armoricaine, quoi.

Comme je ne semble pas réagir, il ajoute :

- Hé, fais pas cette tête, c'est juste pour déconner. J'en ai rien à foutre que tu t'appelles Omar. Moi je m'appelle Ignace, tu vois le topo ? Ignace limace, Ignace ignare... je te raconte pas comment on m'a assaisonné quand j'étais gamin ! Allez, on continue ? Tu veux un café, un sandwich, une clope ?

- Je veux bien une clope. Et puis si vous pouviez m'enlever les pinces...

Je lui montre mes poignets entravés par les menottes. Il éclate de rire en me tendant une cigarette.

- Excuse-moi... c'est nerveux ! Les pinces de Omar !!!

Mes poignets commencent à rougir. Je le trouve pas super drôle, d'un coup, le flic sympa. Il me fait chier, j'ai envie de lui cracher à la gueule. Je suis fatigué, je voudrais me coucher.

- Pourquoi vous m'avez attaché ? J'ai rien à voir avec ça. Quand je suis arrivé, le magasin était déjà vidé.

Il a l'air embêté. Il pose les coudes de part et d'autre de son clavier, souffle un grand coup.

- Ecoute, je veux bien te croire mais faut me comprendre. On te trouve là quand on arrive, t'as une barre de fer dans ton sac et des outils... tu fais quoi avec tout ça ?

- Je bricole pour les gens qui ont besoin.

- Du black ?

- Chèques emploi services.

Il sourit à nouveau et pose ses mains sur le clavier.

- Bon allez, plus vite ce sera fait, plus vite tu pourras te barrer... et moi aussi.

- Vous me détachez pas ?

- Ah... si. Excuse-moi. Tiens, tu sais faire ?

Il me lance les clés. Je le vois venir. Je fais mine de ne pas savoir comment ça marche avant de me détacher. Manifestement, ça lui plait, mon ignorance en la matière.

Son portable sonne. Il répond brièvement et le repose.

- Bon allez, on finit rapidos, ma copine m'attend pour aller au cinoche.