Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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Tag - XIXème siècle

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mardi, décembre 18 2012

Les Mystères de Winterthurn - Joyce Carol Oates

Mysteries of Winterthurn Traduction : Anne Rabinovitch

ISBN : 9782234071131

Extrait Personnages

Divisé en trois parties débouchant toutes sur un épilogue, "Les Mystères de Winterthurn" peut se lire comme un hommage parodique au genre gothique, qui apparut à la fin du XVIIIème siècle en Grande-Bretagne et connut son heure de gloire avec des auteurs comme Horace Walpole, Ann Radcliffe et Matthew G. Lewis. On ne s'étonnera pas de voir Joyce Carol Oates, cette touche-à-tout littéraire, relever ce défi en le doublant, par habitude, d'une critique de la société américaine à la fin du XIXème siècle et au tout début du XXème.

Néanmoins, en tant que lecteur, nous avons été déçu et nous restons pour le moins sceptique quant au résultat obtenu.

C'est que la romancière nous avait habitués à tant de subtilité, tant de cruauté aussi - pour ne rien dire de la profondeur de textes aussi divers que "Délicieuses Pourritures", "Nous Etions Les Mulvaney" ou "Blonde." Dans ces "Mystères ..." , c'est la parodie qui l'emporte. Ou qui, plutôt, noie tout. L'humour est là, bien sûr, mais il n'est pas vraiment grinçant et, pour un récit voué au genre gothique, il n'a rien de cette noirceur extasiée dont on se repaît dans "Délicieuses Pourritures" ou dans "Zombi" - pour ne citer que ces deux-là. Bon, montrons-nous juste : si, cela grince, parfois, de trop rares fois mais ce n'est pas cela. Quelque chose fait défaut et cette chose, c'est la subtilité.

L'ironie est ici trop visible, on la reçoit comme une pluie de gifles qui vous étourdit avant de vous laisser hébété : pourquoi une telle volonté de s'afficher ? Le lecteur sait que la romancière se complaît depuis des lustres à dénoncer les ridicules et les injustices de la société dans laquelle elle est née. En ouvrant l'un de ses livres, nouvelles ou roman, il s'y attend. Alors oui, pourquoi ? Pourquoi cette ironie si lourde qui se répand de page en page au point d'incommoder celui qui les lit ?

Le plus déstabilisant, c'est que les ombres et les demi-teintes qu'auraient réclamées le style viennent opacifier à plaisir les personnages et les mille-et-un fils de l'intrigue. Trop de personnages (il est vrai appartenant pour la plupart à la bonne société de Winterthurn, au langage châtié et retenu) papotent à demi-mot de choses finalement sans importance et ignorent carrément celles qui en ont. Beaucoup d'entre eux sont à la limite de la caricature. S'il ne s'agissait encore que de personnages secondaires ! Mais l'une des héroïnes, Georgina Kilgarvan, la "Nonne bleue", qui domine toute la première partie, est elle aussi une caricature. Parodier le genre gothique, pourquoi pas ? Mais le destin de la pauvre Georgina est une tragédie tellement cruelle que, si marquée au coin du gothique qu'elle puisse paraître, elle aurait dû la placer d'emblée à l'abri de la caricature.

Son cousin, Xavier Kilgarvan, révèle lui aussi, surtout dans ses jeunes années, pas mal de traits caricaturaux, qui s'expliquent en partie par son statut de héros "gothique."_ Comme nombre de héros du genre, il n'a d'ailleurs pas de personnalité digne de ce nom. Dans le roman noir gothique en effet, seul le Méchant jouit de ce privilège essentiel qu'est une personnalité solide, qui en impose : méchant, diabolique, oh ! que oui ! mais si attirant ... C'est pour ainsi dire la règle. Règle à laquelle Oates déroge sans vergogne en faisant paradoxalement de son méchant de la seconde partie une lavette déplorable et maniérée dont on a bien de peine à croire que certains de ses disciples - enfin, l'un d'entre eux au moins - puissent l'appeler "Maître."

Et toutes ces questions laissées sans réponses ! Ces cadavres de nourrissons découverts dans le grenier de Glen Mawr sont-ils, comme le lecteur finit par le supposer (et comme quelques réflexions du cousin Xavier, dans la troisième partie, le laissent à penser), les rejetons de l'inceste répété imposé par son terrible père à la malheureuse Georgina ? Qui ou quoi se dissimule dans la fameuse "chambre des Jeunes Mariés" (dite aussi "chambre du Général"), où trône une superbe et inquiétante peinture murale en trompe-l'oeil et où le nourrisson d'Abigail Whimbrel, une cousine de Georgina, hébergée une nuit à Glen Mawr, trouve une mort aussi sanglante qu'inexpliquée ? Que signifient les mille mensonges de Perdita ? Son mari est-il bien le "corbeau" qui inonde de lettres obscènes les femmes les plus honorables de Winterthurn ?

Tel quel, "Les Mystères de Winterthurn" constitue un ouvrage curieux, résolument inégal, voire bancal - la seconde partie, avec ses meurtres en série qui trouvent une solution aussi cruelle que vraisemblable (on n'est plus dans la parodie mais dans une réalité que l'on peut croiser à n'importe quel coin de rue, y compris aujourd'hui) est sans conteste supérieure aux deux autres. Parmi les inconditionnels de Joyce Carol Oates - et nous en sommes toujours - il ne séduira que ceux qui se voilent systématiquement la face à chaque faux pas de leur auteur adoré. Car une chose est sûre, le gothique, parodié ou pas, n'est assurément pas sa tasse de thé.

... A moins que nous n'ayons rien compris et qu'elle ait voulu faire la parodie gothique d'une parodie gothique ? ... Dans ce cas, rien à dire : c'est un chef-d'oeuvre.

samedi, juin 23 2012

Effi Briest - Theodor Fontane (Allemagne)

Effi Briest Traduction : André Coeuroy Préface : Joseph Rovan

Extraits Personnages

Si le premier roman publié de Theodor Fontane se distinguait, paraît-il, par sa mièvrerie et par tout un ensemble de défauts dont le peu de stature des personnages et le style plat, "Effi Briest", l'un de ses derniers, constitue à l'opposé une vraie merveille de construction et de réalisme. A l'époque de sa parution, c'est-à-dire en 1894, le monde littéraire européen et américain était encore sous le choc du Naturalisme, que Zola, son créateur, avait pourtant baptisé ainsi près de trente ans auparavant. Fontane, comme tout un chacun à cette époque, a lu l'épopée des Rougon-Macquart - le roman "Nana" est même évoqué dans "Effi Briest". Mais les excès du Naturalisme ne sont pas pour lui. Il va simplement lui emprunter le regard sévère qu'il porte sur la société et, en en gommant la tendance au paroxysme, l'adapter à la raideur et aux conventions prussiennes. On en revient au réalisme, la base même du Naturalisme.

"Effi Briest" ressemble à un cours d'eau serpentant, avec douceur et tranquillité, à travers la Marche du Brandebourg et la Poméranie. Au début, ce modeste ruisseau est d'une clarté chantante. Mais, au fur et à mesure que l'héroïne avance dans sa découverte de la vie, des sentiments amoureux et de leurs conséquences, il se fait de plus en plus sombre avant, dans sa dernière partie, de retourner peu à peu à sa pureté originelle. Quand on évoque ce livre, on pense souvent à la "Mme Bovary" de Flaubert. Mais restons attentifs. L'univers dans lequel évolue la malheureuse Emma est beaucoup plus noir et peint d'un trait plus chargé, qui, avec un personnage comme Homais, peut même prétendre à la caricature. A se demander, après avoir lu le roman de Fontane, si Flaubert était si "réaliste" que ça ... Ou si sa recherche frénétique du mot juste ne relevait pas d'un désir profond d'éradiquer en lui les velléités flamboyantes et baroques qui font la grandeur et la faiblesse de "Salammbô."

Si réalisme il y a, celui de Flaubert est en tous cas marqué - nul ne pourra le nier - au coin d'un pessimisme puissant, qu'explique le caractère de l'homme. Celui de Fontane au contraire refuse de faire pencher la balance dans un sens ou dans l'autre. Pour le premier, le monde ne peut être sauvé (en vaut-il la peine, d'ailleurs ?), pour le second, on ne perd rien à essayer ... Quoi qu'il en soit, le Français et le Prussien se rejoignent en ceci que tous deux prennent fait et cause pour leur héroïne - Flaubert avec certainement plus d'agressivité.

L'héroïne de Fontane n'a que dix-sept ans quand elle épouse un ancien soupirant de sa mère, le baron von Innstetten, de vingt-et-un ans son aîné. J'aimerais pouvoir vous dire que cette différence d'âge, la rapidité avec laquelle se nouent les fiançailles - vingt-quatre heures - le fait aussi que le baron, jeune homme, ait courtisé la mère d'Effi, causent problème à un moment ou à un autre. Mais non : c'est admis dans les moeurs. Or, Effi est une jeune fille docile, élevée dans l'idée de faire un "bon" mariage, si possible avec un fonctionnaire impérial doté d'un bel avenir - et c'est le cas de son prétendant, qu'on voit déjà finir ministre. Elle l'épouse donc et le suit en Poméranie, dans une petite ville de province.

C'est un début banal, pour une histoire banale. La suite, bien sûr, c'est la liaison adultère entre Effi et le capitaine von Crampas. Une liaison aussi passionnée que secrète, à laquelle met fin la mutation de von Innstetten à Berlin. Puis vient la découverte, par le mari, de quelques billets doux conservés par la sentimentale Effi dans sa boîte à ouvrage et alors, le drame éclate ...

Six ans après, alors qu'il y a pour ainsi dire prescription, parce que le baron a des principes et tient à les faire respecter. Résultat : une vie gâchée, humiliée - renvoyée au néant.

L'intrigue, comme on le voit, est simple, pour ne pas dire classique. Les personnages s'incarnent lentement mais sûrement sans que l'auteur éprouve le besoin d'approfondir leurs états d'âme (Fontane suggère, il ne dit pas). Pour calmer les bien-pensants, il joue avec habileté avec la culpabilité qui mine la malheureuse Effi et la mène à sa perte - laquelle est aussi, à ses yeux comme pour ceux qui l'observent, sa rédemption. Mais au-delà, le lecteur ne manque pas de saisir la critique sévère portée sur une société capable non seulement de marier une innocente de dix-sept ans à un homme qui pourrait être son père, mais aussi de proposer ce genre d'unions comme LE modèle parfait. Le sacrifice que fait Innstetten de sa femme au nom des principes édictés par la société et pour conserver son rang, est aussi appelé au banc des accusés. Fontane n'oublie pas enfin de blâmer les parents d'Effi qui, en un premier temps, se refusent à donner asile à leur fille désormais divorcée : eux non plus ne veulent pas perdre leur rang et voir se détourner d'eux leurs amis. Ce n'est que lorsque la Mort est là, lorsqu'elle s'installe, bien décidée à ne pas repartir sans Effi, que les von Briest acceptent de reprendre leur fille.

Cet acte d'humanité, pour tardif qu'il soit, permet à l'auteur de poser une ultime question : ces parents pourtant affectueux et pour qui Effi avait tant d'amour ne sont-ils pas les premiers coupables de tout ce gâchis ? La question résonne d'autant plus juste que c'est celle qui, justement, semblait avoir en cette histoire un aussi grand amour des principes que le baron von Innstetten, la mère d'Effi, qui finit par l'exprimer devant la tombe de sa fille.



En fait, "Effi Briest" est l'histoire d'une jeune fille que ses parents eux-mêmes préférèrent immoler sur l'autel des conventions et des règles édictées par la bonne société prussienne. Avec un tel programme et les circonstances atténuantes que l'auteur prête (de très bon coeur) à son héroïne - en particulier la note terrible par laquelle il signale que "Innstetten n'était pas un amant" - on comprend que le livre ait paru subversif à nombre de ses contemporains.

mardi, février 14 2012

Le Grand Dieu Pan - Arthur Machen

Great God Pan Traduction : Paul-Jean Toulet

Extraits Personnages

Vous qui n'avez jamais lu "Le Grand Dieu Pan", vous ignorez encore ce qu'est la Peur. Vous aurez beau vous targuer d'avoir dévoré l'intégralité de Clive Barker, cela n'y changera rien : "Le Grand Dieu Pan" dominera toujours le plus gore des romans modernes.

Ambrose Bierce pensait que, pour lire une histoire de fantômes ou un conte d'épouvante, il fallait avant tout se placer dans des conditions idéales, à savoir le faire la nuit, à la lueur chancelante d'une bougie, dans une vieille maison au plancher qui craque, et dans la plus parfaite solitude, cela va de soi. Son point de vue se défend mais, pour un ouvrage tel que "Le Grand Dieu Pan", peu importent l'heure, le lieu, les conditions : la Peur, une Peur impériale, celle que Jean Ray, autre fabuleux magicien de l'Angoisse, a su dépeindre, drapée dans les brumes de ses Flandres natales, est toujours au rendez-vous.

Oui, vous aurez beau connaître par coeur les ambitieux projets du Dr Raymond et le témoignage du Dr Clarke, vous aurez beau réciter sur le bout des doigts les noms de tous ceux qui, dans ce court mais fulgurant roman, "ont vu le Grand Pan", au même passage, au même instant, toujours - toujours - l'angoisse vous étreindra le coeur. Pis : le livre refermé, et même s'il fait soleil, vous aussi vous aurez l'impression non pas d'avoir "vu" l'indicible et sinistre majesté du Grand Dieu Pan mais d'avoir perçu au plus profond de vous-même l'un des sombres reflets de son aura.

D'une habileté technique qui laisse pantois et d'une intensité dramatique qui ne faiblit pas un seul instant, "Le Grand Dieu Pan" est un de ces récits qu'on n'oublie jamais. Ouvrez-le et laissez-vous marquer au fer rouge par la Peur qui y dort : tant que vous ne l'aurez pas fait, vous ne pourrez vous prétendre un véritable sectateur de ce genre divin et secret qu'est la littérature d'épouvante ... ;o)

dimanche, février 12 2012

Les Pirates Fantômes - William Hope Hodgson

The Ghost Pirates Traduction : Jacques Parsons.

Ce qui frappe chez Hodgson (ou Machen d'ailleurs), c'est que leur oeuvre fonctionne avec une grande économie de moyens. A nous qui sommes habitués au gore et au sensationnel jusque dans les thrillers, il nous faut toujours une période d'adaptation pour discerner la sombre puissance de cette longue nouvelle que constituent "Les Pirates Fantômes" ou encore "La Maison au bord du monde."

Les apparitions, lorsqu'elles surviennent, y sont toujours plus suggérées que soigneusement décrites. Nous sommes en fait devant quelque chose d'innommable - que Lovecraft, pourtant si prolifique, aimait à qualifier d'"indicible." S'il y a du sang, il ne coule qu'à la fin du texte et encore ne le voit-on pas. Les cris d'horreur, certes, on les entend mais jusqu'au bout, l'auteur ne montre absolument rien de ces pirates spectraux qui donnent pourtant son titre au livre.

D'emblée, nous sommes projetés dans l'intrigue avec le récit à la première personne que fait au capitaine et au second du Sangier, vaisseau qui vient de le recueillir alors qu'il dérivait dans l'océan, le seul matelot survivant de l'équipage du Mortzestus. Jessop, le rescapé, a embarqué à San Francisco en dépit de la réputation étrange qui était celle du Mortzestus et, très vite, se produisent des incidents bizarres et de plus en plus étouffants (ombres se déplaçant à droite et à gauche et semblant sortir de la mer elle-même, voiles qui se déplient dès que la nuit tombe, etc ...)

Finalement, un homme, puis deux, puis trois tombent du haut des mâts. Et ...

Le texte, très sobre, est extrêmement subtil. On ne saura jamais si ces pirates fantômes sont des créatures d'une autre dimension ou, tout simplement, les esprits enchaînés à la mer d'un navire disparu. On ne saura pas non plus si les âmes des marins tués sur le Mortzestus ont rejoint par la suite ces étranges vaisseaux pirates - qui sont quatre en tout en fait. Hodgson laisse au lecteur toute latitude de faire son choix, hormis sur un seul point : la réalité des faits ne peut être contestée même si elle ne s'explique pas. ;o)

mardi, février 7 2012

La Guerre & la Paix - Léon Tolstoï - ( III )

Sur le plan romanesque, "La Guerre & la Paix" s'attache à l'évolution de la société russe, et tout spécialement de la société aristocratique, happée dans le tourbillon des guerres napoléoniennes. (En dépit de tout ce qui demeure lié au nom de Tolstoï, force est d'admettre qu'il évoque rarement le peuple dans ce roman. Quelques silhouettes, ici et là, Platon Karateiev bien sûr, figure quasi christique ... mais sinon le peuple russe reste anonyme, un peuple parmi "les peuples" dont se gargarisent si bien les empereurs dans leurs différents discours. ) Tolstoï a coupé au plus simple : pour servir ici de guide à son lecteur, il a choisi sa propre famille et son histoire.

Sa mère par exemple, Maria Nikolaievna, née Volkonsky, qui mourut alors qu'il n'avait que dix-huit mois, se retrouve dans le personnage de la princesse Maria Nikolaïevna Bolkonski, la fille tyrannisée - et pourtant aimée - du vieux prince Bolkonski, lequel trouve ses racines chez le feld-maréchal Nikolaï Volskonsky. La famille était illustre - et il arrivait à ses représentants de se prétendre avec raison des origines largement antérieures aux Romanov.

Le comte Nicolas Rostov, lui, symbolise bien entendu le comte Nikolaï Illitch Tolstoï, père de l'écrivain.

Mais toutes les équivalences que l'on cherche à établir entre les créatures nées de la cervelle du romancier et leurs modèles de chair et d'os ne sont pas aussi faciles à établir. Le personnage de Natacha intrigue et l'on y voit en général deux sources : ou bien l''épouse de Tolstoï, Sophia Behrs, ou bien la soeur de Sophia qui vivait avec le couple et entretint toujours avec son beau-frère une relation assez ambiguë. A moins qu'il ne s'agisse d'un hybride des deux soeurs, en une sorte de fantasme qui retient au passage des traits de caractère puisés çà et là chez telle ou telle jeune fille, parente ou non, que Tolstoï trouvait à son goût.

A notre avis - mais ce n'est qu'une opinion - Tolstoï a réparti les tourments de sa propre nature entre deux hommes : le torturé et pessimiste prince André Bolkonski, frère de la princesse Maria, et le rayonnant et généreux comte Pierre Bezoukhov qui, à la fin de la chronique, épouse Natacha Rostov. Il est sans doute possible - et même certain - qu'il ait dispensé à l'un comme à l'autre telle ou telle caractéristique pêchée chez un proche ascendant, paternel ou maternel, mais si l'on s'intéresse un tant soit peu à la vie et au caractère de Tolstoï lui-même, on ne peut nier l'évidence.

Le manichéisme qui sous-tend le binôme André/Pierre est à lui tout seul une signature tolstoïenne : d'un côté, une personnalité jeune encore mais austère, bougonne, revêche, se déclarant anti-cléricale mais incapable de cesser de s'interroger sur le sens de la vie et sur celui de la Mort, un aristocrate hautain et dédaigneux avec ses pairs mais relativement simple et aimable avec les gens de plus petite extraction, un homme hanté par l'idée de se dépasser mais qui, fasciné par les rêves, est trop cartésien pour s'abandonner pleinement à leur emprise ;de l'autre, une espèce de grand enfant naïf, bonne pâte, qui donne sans compter et se plie à la volonté d'autrui parce qu'il ne veut pas blesser en disant "non", un noble certes mais que ses pairs jugent souvent avec condescendance en raison de sa bonté qu'ils prennent pour de la faiblesse et aussi de sa bâtardise originelle, un rêveur enthousiaste enfin, un vrai, de la plus belle eau, qui voue un véritable culte à Bonaparte avant de vouloir assassiner Napoléon Ier de ses propres mains et qui, une fois l'ordre rétabli en Europe, est prêt à repartir en campagne contre les excès mystiques d'Alexandre.

La Guerre & la Paix - Léon Tolstoï - ( II )

L'ambiguïté caractérise également la réflexion personnelle de l'écrivain sur les forces qui dominent l'univers. Tolstoï n'a pas ce mysticisme parfois si exalté de Dostoievski et qui dérange par ses excès. Son mysticisme se veut - encore - raisonnable et raisonné. Saisi très jeune, dit-on, par l'absurdité et la fragilité de l'existence humaine, il cherche, comme tant d'autres, un sens à tout cela. Trop slave, trop russe pour sombrer dans l'athéisme, Tolstoï, qui mourra excommunié par l'Eglise orthodoxe, est un croyant sincère et farouchement anti-clérical. Déjà.

Ce qui étonne et même stupéfie, c'est que cette foi ignore royalement le libre-arbitre. Ainsi, la guerre devient un phénomène voulu par l'autorité divine et dans lequel l'homme n'est qu'une marionnette. Dans de telles conditions, on ne comprend pas comment Tolstoï, dans certains passages de sa fresque, impute tout naturellement la responsabilité de telle ou telle bataille, de tel ou tel massacre, à Napoléon ou à tel général russe. La contradiction est flagrante mais elle semble si peu déranger l'auteur russe qu'on en vient à se demander s'il s'en rend compte.

A certains, l'ambiguïté tolstoïenne rappellera les méandres du discours de St Augustin qui, selon ceux à qui il s'adressait, mettait en avant l'importance du libre-arbitre ou, au contraire, la niait complètement en évoquant le fameux "péché" originel qui aurait déterminé le destin de l'Homme. Mais si l'on accepte, avec une relative facilité, les atermoiements et contradictions d'un père de l'Eglise, canonisé qui mieux est, si ceux-ci s'expliquent aussi par les visées politiques de l'Eglise, Tolstoï, lui, ne peut bénéficier de pareilles "circonstances atténuantes." D'autant qu'il a aimé la réputation de penseur et de grand esprit pacifiste qu'on lui fit.

Entraîné par cette ambivalence spirituelle, le discours de l'écrivain se brouille en maints endroits. Quant à sa théorie sur l'Histoire (largement exposée dans la toute dernière partie du deuxième tome), elle se fait elle aussi trop floue, trop changeante pour convaincre. Néanmoins, l'effort de la pensée, le désir sincère de poser les bonnes questions et de faire avancer la réflexion sont bien là. Comme le prince André, comme Pierre Bezoukhov, Tolstoï cherche l'Autre et se cherche lui-même, au-delà de tout, y compris de la Mort, cette Mort dont on sent bien que, en dépit de sa foi toujours affirmée avec superbe, il a une peur panique.

dimanche, août 22 2010

29 Avril 1780 : Charles Nodier

29 avril 1780, Besançon : naissance de Charles Nodier, nouvelliste, dramaturge et romancier.

C'est en 1791 que le jeune Charles prononça son premier discours, un discours patriotique, bien dans le goût de l'époque.

Plus tard, lorsque Nodier aura constitué son célèbre cercle littéraire du Cénacle, Alexandre Dumas évoquera la facilité et le talent avec lesquels son ami lisait des extraits de ses textes.

Dès son enfance, Nodier marque son indifférence pour les sciences ainsi que la véritable passion qu'il voue aux mots et à la littérature.

Son premier roman, "Stella", paraît sous l'Empire mais pour Napoléon, Nodier est et restera l'auteur de "La Napoléone", pamphlet anti-bonapartiste qui fut évidemment interdit et valut des ennuis à son auteur.

L'oeuvre de Nodier est très éclectique. Elle va du roman classique à la nouvelle fantastique - donnant surtout sur le merveilleux et non sur l'épouvante - en passant par la biographie ou l'essai.

Son style mêle une simplicité qui, selon Dumas encore, fait penser à l'eau pure d'un ruisseau aux panaches du Romantisme, école littéraire que Nodier contribua grandement à populariser, accueillant au Cénacle tous les grands du temps.

De nos jours, c'est surtout dans les anthologies fantastiques qu'on rencontre son oeuvre et, toutes proportions gardées, on peut le comparer en cette matière à l'Allemand Hoffmann.

Charles Nodier est mort le 27 janvier 1844 et repose au Père-Lachaise. ;o)

lundi, août 2 2010

23 Avril 1815 : Anthony Trollope

Anthony Trollope naquit le 24 avril 1815, à Londres.

Son père, Thomas Trollope, était un "barrister" (= avocat plaidant) dont le caractère difficile avait freiné la réussite. Il avait cependant des liens avec l'aristocratie des propriétaires terriens et voulait, pour ses fils, Oxford ou Cambridge. Mais hélas ! il n'était pas très doué pour faire de l'argent - et pas même pour le conserver car il en perdit pas mal dans une entreprise agricole. Cette semi-pauvreté sera, pour son fils Anthony, une source aiguë de souffrance.

Le futur romancier fut externe à Harrow School avant d'entrer, à l'âge de dix ans, au Winchester College. Trois ans après, il revint à Harrow mais, que ce fût dans l'un ou l'autre établissement, l'enfant ne fut guère heureux. Il n'avait pas d'amis et aucune de ces relations qui sont indispensables dans le milieu des "public schools" anglaises. On le brutalisait souvent et, à douze ans, il pensait au suicide. Heureusement pour lui, sa facilité à se créer des mondes imaginaires lui permit de survivre.

A partir de 1831, c'est Frances Trollope, la mère d'Anthony, qui fit bouillir la marmite en se faisant un nom dans le milieu littéraire. En parallèle, son père dut s'enfuir en Belgique pour éviter la prison pour dettes. La famille l'y suivit.

A Bruges, Anthony travailla comme professeur assistant dans une école. Mais sa mère lui ayant obtenu un emploi de fonctionnaire au Bureau des Postes britanniques, il regagna Londres. Là, il fit le tour de diverses pensions de familles, restant à l'écart de toute vie sociale et vivotant plus qu'il ne vivait jusqu'en 1841, date à laquelle il fut nommé en Irlande.

Trollope aimera l'Irlande et les Irlandais. Il osera même écrire que les classes populaires irlandaises lui paraissaient bien plus intelligentes que celles d'Angleterre. C'est dans ce pays qu'il se maria - à une Anglaise - et c'est aussi là qu'il commença à écrire, plaçant naturellement ses intrigues sur place, ce qui déplut fort aux critiques littéraires britanniques pour qui les Irlandais étaient ni plus ni moins des sous-hommes.

Au milieu des années 1860, Trollope avait atteint un certain niveau dans la hiérarchie des Postes. On notera au passage que ce fut lui qui introduisit en Grande-Bretagne l'usage des boîtes-aux-lettres rouges (les "pillar-boxes") qui sont devenues si familières à tous.

En 1867, il quitta le Bureau des Postes et tenta de se présenter au Parlement. Mais ce fut un échec et il revint à l'écriture.

Son premier grand succès est sans conteste "The Warden" ("Le Directeur") qui, en 1855, étrenne la série des "Chroniques du Barsetshire", comté fictif qui inspira George Elliott pour "Middlemarch." Avec "Les Tours de Barchester" et "Le Docteur Thorne", cette série traite surtout des moeurs et coutumes du clergé anglican.

Autre série majeure de l'écrivain : "Les Chroniques de Palliser" ("Peut-on lui pardonner ? - Phineas Finn - Les diamants Eustace - Les Antichambres de Westminster - Le Premier ministre - Les Enfants du Duc") qui, elles , se consacrent au monde politique.

A l'actif de Trollope, on compte près d'une cinquantaine de romans, des douzaines de nouvelles et quelques livres de voyages. Comme Flaubert ou Zola, il se contraignait à un plan très strict et à un certain nombre de feuillets par jour. Chose étrange, alors qu'on admire la chose chez les auteurs français, on a toujours eu tendance à railler Trollope pour sa régularité.

Trollope mourut le 6 décembre 1882 et fut inhumé au Kensal Green Cimetery, près de son contemporain et ami, Wilkie Collins.

Après sa mort, sa renommée décrut considérablement mais, en 1940, on assista à un regain d'intérêt envers son oeuvre. Périodiquement depuis lors, à peu près tous les vingt ans, Trollope redevient à la mode.

Du XIXème siècle, il a le style détaillé et touffu avec ces appels au lecteur qui sont typiques de l'époque. Ses portraits sont toujours très complets et il n'a pas hésité à s'attaquer aux problèmes sociaux contemporains. Le handicap de Trollope est peut-être d'avoir été le contemporain d'un Dickens et d'un Thackeray, tous deux plus brillants et moins lourds. Ses romans n'en sont pas moins à lire car, au même titre que les vastes fresques de l'un et de l'autre, ils portent témoignage sur toute une culture disparue. ;o)

mardi, juillet 27 2010

Dracula - Bram Stoker ( III )

Des éclairs qui annoncent le XXème siècle illuminent les personnages et tout particulièrement les femmes.

Après le comte, pour beaucoup de lecteurs, le personnage principal restera Mina Murray, devenue par son mariage Mina Harker. Sous son apparence de jeune victorienne bien élevée, elle dissimule un caractère ferme et puissant. Dans le duo qu'elle forme avec Jonathan, puis dans le groupe d'hommes résolus à traquer Dracula, c'est elle, le pilier, le roc, le pivot. Pour compléter son portrait, Stoker laisse - avec discrétion - deviner en elle une sensualité réelle, attirée - et éveillée en partie - par son unique rapport avec le vampire.

Le personnage de Lucy Westenra, la malheureuse jeune fille que Dracula vampirise dès son arrivée à Londres, est peut-être moins intelligente que son amie Mina. Mais son aura sexuelle, déjà perceptible avant qu'elle devienne la victime du comte, est presque insoutenable. A tel point qu'il ne serait pas déplacé de voir en ce personnage une projection des incroyables refoulements victoriens.

Parmi les héros masculins, j'ai un faible pour Van Helsing bien sûr, excentrique, excessif, profondément intelligent et dont on a parfois l'impression qu'il est tout aussi fasciné que nous par celui qu'il veut tuer, et pour Renfield, le dément qui tente en vain de protéger Mina. Les autres, eh ! bien, ils sont là pour donner la réplique. En outre, si Renfield ne fait pas mystère de son désir d'égaler "le Maître", il n'est pas exclu que Van Elsing n'abrite pas en lui un désir similaire (Enfin, ce n'est que mon opinion. ;o) ) et qu'il tente donc de détruire aussi bien Dracula que ses propres fantasmes de surpuissance - sur tous les plans, y compris sexuel.

Bref, si j'ai un conseil à vous donner, abandonnez toutes vos idées préconçues sur Dracula, l'homme, le vampire et le roman, idées qui, pour la plupart, viennent du traitement cinématographique infligé au mythe. Et plongez-vous dans ce gros volume où vous attend l'un des enfants les plus ténébreux et les plus séduisants de la littérature d'épouvante. Oui, invitez-vous chez Dracula : vous verrez, c'est un hôte qu'on n'oublie pas ;o)

Dracula - Bram Stoker ( II )

C'est cette humanité, avec ses ombres et ses lumières, qui rend le personnage du comte Dracula, tel que Stoker nous le présente, tout à fait exceptionnel et, reconnaissons-le, si attachant. Pas un seul instant, même lorsqu'il laisse parler ses instincts vampiresques, on ne parvient à oublier l'homme qu'il fut et que, quelque part, il demeure.

Et c'est à cette double composante que le roman qui porte son nom doit sans doute d'avoir traversé les ans avec autant d'aisance.

Si l'on excepte quelques pages démodées sur la nature de "pauvre-petite- chose-à-protéger-à-tous-prix" qui, selon les victoriens, était celle de la Femme, et les radotages d'usage sur les croix et autres objets bénis seuls à même de repousser les vampires en général et le comte en particulier, le style n'a pas pris une seule ride. Stoker développe en outre ici un sens extraordinaire de la description : il n'est jamais aussi bon, aussi moderne et - allons, écrivons-le, ce mot ;o) - aussi cinématographique que lorsqu'il décrit les cimetières (abandonnés ou pas), les sauvages falaises qui assistent à l'arrivée du navire transportant le vampire, les briques décrépies de l'asile d'aliénés où se morfond Renfield ou les salles poussiéreuses du château perdu des Carpathes. L'ouverture du roman, connue aussi sous le nom de "L'Invité de Dracula" et dont Lydia vous a déjà parlé, est en ce sens un vrai chef-d'oeuvre.

Avec cela, la construction du roman, qui fait alterner extraits de journaux intimes ou de bord et articles de quotidiens, est d'une précision, d'une netteté, d'une logique auxquelles on ne peut rien reprendre. Cette efficacité sans faille entraîne le lecteur de plus en plus loin, en une boucle parfaite et hypnotique qui, partie des Carpathes, y revient inexorablement.

Dracula - Bram Stoker ( I )

Dracula Traduction : Lucienne Molitor

Extraits Personnages

Connu depuis l'Antiquité, le vampire dut attendre des siècles avant d'obtenir ses lettres de noblesse littéraire. Polidori, le secrétaire malchanceux de lord Byron, en créa le premier type connu dans la littérature occidentale en la personne de lord Ruthwen, aristocrate on ne peut plus britannique qui se sert de son physique avantageux et de la fascination pré-romantique qu'il exerce sur les hommes comme sur les femmes pour se maintenir dans son état de non-mort.

Plus tard dans le siècle, Sheridan Le Fanu féminise le thème en imaginant sa Carmilla, héroïne langoureuse et meurtrière d'une longue nouvelle aux relents gorgés de soufre et de sapphisme. Plus clairement que le texte de Polidori, celui de Le Fanu a le mérite de poser le problème de l'homosexualité dans la mythologie vampirique. Nous sommes encore à l'ère victorienne : évoquer ne fût-ce que dans un souffle glacé la notion de bisexualité - pourtant traditionnelle chez tout vampire qui tient à sa survie - est hors de question.

Survient alors un second Irlandais qui va révolutionner le genre tout en lui donnant ce qu'il est habituel de considérer depuis lors comme la Bible du genre : "Dracula."

Son auteur, Bram Stoker, qui fréquente les milieux occultistes et appartient à la "Golden Dawn" (où il croisera entre autres Arthur Machen, autre prince du Fantastique et de l'Epouvante), ne se lance pas dans l'aventure à l'aveuglette. Il écume les bibliothèques, recopie des pages et des pages de documentation, rassemble tout ce qu'il peut sur ce qui a été dit et répété sur le vampirisme. Pour conférer plus de poids à son roman en gestation, il a même un trait de génie : lier son héros tout à fait imaginaire à un personnage bien réel, le prince Vlad III de Valachie, surnommé Vlad Ţepeş, l'une des plus grandes figures de la résistance aux Ottomans en Europe de l'Ouest.

Vlad l'Empaleur - c'est ce que signifie "Ţepeş" - est tout à fait le personnage de la situation : il appartenait à la haute aristocratie et nul, fût-ce parmi ses pires ennemis, ne put jamais l'accuser de lâcheté. Aussi grand stratège que grand homme d'Etat, il fit preuve d'une volonté d'acier pour reconquérir le royaume de ses ancêtres et s'y maintenir. Grand stratège et impitoyable meneur d'hommes, il était réputé pour la cruauté dont il n'hésitait jamais à faire preuve pour frapper de terreur ceux qu'il tenait pour ses adversaires. Il faut préciser que, envoyé dès ses dix ans comme otage à la cour du sultan Murad III, il passa toute son adolescence dans une cour raffinée mais extrêmement cruelle. C'est de l'Empire ottoman qu'il ramena le supplice du pal.

Un tel homme ne pouvait, tant par ses qualités que par ses défauts, aussi démesurés les unes et les autres, que marquer ses contemporains et leurs descendants. Cependant, en cette fin du XIXème siècle, Vlad III n'est toujours qu'un personnage historique. Sans en avoir probablement conscience, Stoker, en lui imaginant un "double" de papier et d'encre, va le faire accéder au vaste univers des mythes littéraires. ;o)