SECTION 6

Moins de deux heures après le départ d'Orly, apparurent les côtes du Nord Ouest de la péninsule Ibérique, la région de la Corona, puis le cap Finisterre et vers le Portugal, une partie très découpée de la côte, avec de nombreuses baies et anses... Une vraie carte de géographie “muette” mais surtout naturelle... C'était très impressionnant de distinguer aussi nettement les détails du paysage de cette région du Cap Finisterre et de St Jacques de Compostelle, dans cette extraordinaire luminosité de l'air à 10500 m d'altitude et bien au dessus de quelques nappes floconneuses de nuages blancs ...

Puis le rivage de l'extrémité de l'Europe se dilua dans la brume argentée et aveuglante, se fondit en une ligne imprécise, grise et vacillante... Alors commença l'Atlantique à l'infini, durant sept heures à 10900 m d'altitude, sur une distance de 6000 km en direction de l'Amérique du Sud au niveau de l'Equateur...

L'Atlantique à l'infini sans aucune terre en vue... Je pensai à ces navigateurs des 16ème, 17ème et 18ème siècles qui, lorsqu'ils dépassaient le Cap Finisterre ou l'extrémité du Portugal, voyaient s'éloigner peu à peu les côtes de l'Europe, se demandant si un jour ils pourraient revenir dans leurs pays...

C'est au large des Açores que parurent les premières grandes formations nuageuses, les systèmes dépressionnaires, les longs enroulements ou rubans de nuées sombres en écharpes ou en bourgeonnements blancs et gris en hauteur... Mais ces immenses formations nuageuses semblaient très basses, presque au niveau de l'océan, et elles se déchiraient, s'espaçaient, se diluaient ... Et dans le franchissement un à un, des degrés de latitude, en direction du tropique Nord, flamboyait toujours plus en hauteur le soleil car nous “allions contre la rotation de la Terre” dans une sorte de “midi perpétuel”. Les systèmes nuageux disparurent, l'océan prit la même teinte que le ciel, les “fines, très fines rides comme des cheveux de femme” à la surface de l'océan, s'effacèrent et sur le petit écran en face de mon siège, je lus “altitude 10950 mètres, température extérieure moins 47 degrés” (entre la France et l'Espagne au dessus de l'Atlantique Ouest Européen il faisait moins 55 degrés)

SECTION 7

C'est à ce moment là, en plein milieu de l'Atlantique à 10950 mètres d'altitude entre l'Afrique du Nord Ouest et l'Amérique du Sud, que l'hôtesse vint nous annoncer que nous pouvions nous rendre accompagnés par elle dans le poste de pilotage auprès du commandant de bord et de son copilote... Parce que c'était pour moi mon premier vol intercontinental, et le premier vol pour Irène...

J'avais déjà, enfant, de 1959 à 1962, “pris l'avion” mais seulement pour traverser la Méditérranée de Marseille à Tunis à bord d'un gros “Bréguet deux ponts” (qui ne volait qu'à 3000 m et mettait 2h 45 pour se rendre de Marseille à Tunis) et ensuite à bord d'un “Constellation” entre Marseille et Alger ou entre Alger et Bordeaux...

Dans le poste de pilotage l'on se serait cru à l'intérieur d'une “nacelle de montgolfière” (fermée évidemment) tant la stabilité était aussi évidente que sur le “plancher des vaches”... Et en face des quatres grands hublots rectangulaires ce ciel, cette immensité, ce bleu, ces traînées floconneuses blanches à l'infini, et l'avion semblait immobile, immobile comme une planète-satellite en forme de baleine géante en suspension dans l'espace... Une immobilité toute relative puisque la vitesse était de 837 km/h! Tout droit devant, à perte de vue, du bleu, du bleu à l'infini, le bleu du ciel confondu avec celui de l'océan, sans horizon défini, comme dans un espace interstellaire tout empli du ciel de la Terre, avec des “voies lactées” de brumes... Et le soleil, éblouissant, dont le rayonnement depuis le centre du ciel, emplissait la moitié de la voûte céleste...

La beauté, dans ce qu'elle a de plus pur, de plus grand par la dimension de ce qu'elle suggère à l'esprit, de plus universel et en même temps de si singulier et de si émouvant... Est “surréaliste”... Elle est bien au delà de tout ce qui dans la vie que nous vivons, nous brasse et nous emporte, nous élève ou nous abaisse, nous motive, nous anime et nous passionne au jour le jour... Elle n'a que faire de certaines de nos aspirations, de bon nombre de nos convictions, de nos repères culturels et de nos habitudes... Elle se fout des hommes et de leurs prodiges... Il n'y a peut-être que la science, la philosophie et la poésie... Et sans doute Dieu pour les croyants... Pour “tenir compagnie” avec une infinie reconnaissance et beaucoup d'humilité, à la beauté...

Que de boutons, de voyants, de cadrans, de manettes, de commandes électroniques, partout dans toute la cabine!

Je demandai au commandant de bord si nous approchions du Tropique Nord : il consulta une carte aux tracés assez complexes, avec de nombreuses indications chiffrées et de points colorés et me dit “nous sommes sur le 24ème”...

Et je répondis : “Nous y sommes presque : il ne manque plus que 33 minutes d'angle, soit environ une cinquantaine de kilomètres”... (il y a 111 kilomètres entre chaque degré de latitude).

Les deux lignes appelées tropiques, celle de l'hémisphère Nord et celle de l'hémisphère Sud de notre planète, de part et d'autre de l'équateur, sont situées très exactement à 23° 27' ... Pour le moment, un moment d'une durée tout de même de “quelques siècles courant”... Rappelons que l'inclinaison de la Terre varie de 3 degrés en une période de 41000 années (41000 révolutions terrestres). Tropiques et cercles polaires “oscillent” donc en 41000 ans, entre 22 et 25 degrés d'inclinaison..;

Je vous demande pardon pour ces considérations techniques et ces précisions... Mais l'univers est d'une extrême complexité et aussi d'une grande logique : c'est “autre chose” encore, que le plus élaboré des mouvements d'horlogerie tel celui par exemple, de la cathédrale de Strasbourg, une véritable horloge et machinerie astronomique!

Passionné que je suis, et presque “fanatique” de ce genre de précisions relatives à la Terre et à l'univers... Je me sens ainsi, d'une certaine manière, par la connaissance de ces précisions et de ces données astronomiques, relié à ma planète d'origine et à l'univers tout entier...

Je dis qu'il y a “une certaine poésie” et “une certaine dimension de réflexion”... Et bien sûr, “une très grande beauté” dans les mathématiques, la géométrie, la physique et la chimie... Et toutes les sciences de la vie, de la Terre et de l'univers...

SECTION 8

Les degrés de latitude l'un après l'autre franchis, nous pénétrâmes plus en avant dans la zone intertropicale en direction de l'équateur... Alors le ciel changea d'aspect et les formations nuageuses reparurent... Ce furent tout d'abord de longues et épaisses masses blanches floconneuses, déchirées, bourgeonnantes ou en nappes étirées, qui semblaient presque flotter tout juste au dessus de l'océan... A plus de 10000 mètres d'altitude, ce paysage de nuages tout en bas, paraissait déchiré comme un grand désert blanc suspendu et tout troué de bleu...

Ensuite surgirent, échappées de la gigantesque muraille nuageuse de la Zone Intertropicale de Convergence, des formations complexes et étrangement architecturées, de cumulo-nimbus... Dont les sommets, cette fois, étaient tout proches, au dessous de l'avion... Et quel spectacle que ces énormes masses de nuages, mouvantes, changeant de couleurs et de formes ; aux bourgeonnements et aux étirements en hauteur... Dont les développements pouvaient tout aussi bien atteindre une altitude de douze mille mètres!

A ce moment là je pus observer que la température extérieure était de moins 43 degrés à 10900 m d'altitude...

L'on imagine alors la surface de l'océan surchauffée par le rayonnement solaire, l'évaporation, l'accumulation de la vapeur d'eau, les violents courants ascendants à l'intérieur de la masse de nuage, le refroidissement en altitude... Et la brutalité, l'intensité de la pluie retombant...

Depuis l'anticyclone des Açores dans l'hémisphère Nord sur l'Atlantique, souffle l'alizé du Nord Est vers l'équateur, et depuis l'anticyclone de Sainte Hélène au large de l'Afrique sur l'Atlantique, souffle l'alizé du Sud Est dans l'hémisphère Sud vers l'équateur... De la rencontre brutale entre les deux alizés, nait une “cellule” dépressionnaire appelée “zone intertropicale de convergence” (une bande de très grosses formations nuageuses, un véritable “mur” oscillant tout au long de l'année avec l'inclinaison de la Terre entre le voisinage de l'équateur et le tropique).

Mais cette “muraille” de nuages n'est cependant pas continue et elle se meut avec quelques différences d'une année sur l'autre...

Alors que nous n'étions plus qu'à 1700 km de la Guyane, il y eut un “éclaircissement” et les formations de nuages se dispersèrent, se réduirent... Et dans le lointain, sans doute de l'autre côté de l'équateur, comme un “mirage de terre”, flottait au ras de l'horizon la “muraille” grise, blanche et bourgeonnante de la “zone intertropicale de convergence” : il devait bien manquer deux ou trois degrés de latitude pour que la ZIC touche la Guyane par le Sud... (en principe la “grande saison des pluies” en Guyane, c'est de mi avril à mi juillet)...

A quelque 400 km de Cayenne environ, l'on nous annonça que les manoeuvres d'approche allaient commencer. D'ailleurs l'altitude n'était plus que de 9000 m au dessus de l'Atlantique à ce moment là, trois quarts d'heure avant l'atterrissage. Mais depuis le hublot je ne voyais rien vers l'avant, à part l'aile de l'avion... Il était donc hors de question de voir apparaitre la côte de Guyane.

Toujours sous un soleil éblouissant encore très haut dans le ciel à cette heure là, vers 16h locale, d'importantes formations de nuages surgirent peu à peu et le ciel tout entier devint un immense espace en trois dimensions, et comme “urbanisé” de gigantesques “monuments” aux nombreux étages, dômes et terrasses ou “jardins suspendus” ; séparés les uns des autres par de larges et profonds “couloirs” bleus... Tout en bas, couraient de petites bandes plus modestes, mais plus sombres, de nuées mouvantes et déchirées...

Et c'est alors qu'à 3000, puis 2000 m d'altitude, se révélèrent à ma vue, l'île Royale, l'île St Joseph et l'île du Diable (îles du Salut en face de Kourou)... Et enfin la côte ou plus précisément, la mangrove...

Dans une trajectoire en spirale nous survolâmes la ville de Cayenne, et toute la zone urbaine aux alentours : les routes, les ronds points, les lotissements... Du côté du littoral, la “civilisation”dans un paysage équatorial ; et de l'autre côté vers l'intérieur des terres, un “océan vert”, une nature totalement vierge, sauvage, puissante et infinie : de ce côté là, aucun pylone, aucun fil électrique, aucune trace de civilisation du 21ème siècle!

Quel contraste entre ces deux mondes, celui de la “civilisation occidentale” que l'on retrouve en Europe, Amérique du Nord et en d'autres pays de la Terre d'une part ; et celui d'une nature sauvage et vierge d'autre part, qui depuis un million d'années n'a pas changé...

L'aéroport de Cayenne Rochambeau en comparaison de celui d'Orly ou de celui de Roissy, est de dimension bien modeste mais néanmoins “ultramoderne” quoique d'atmosphère un peu “exotique” ou “France des tropiques”... En un rien de temps, nous récupérâmes nos valises, et dehors, le soleil brillait encore au dessus de palmiers et d'arbres dont je ne connaissais pas le nom...

Le premier oiseau que je vis fut un petit “merle” noir très élancé avec un oeil dans un fin cercle blanc, très familier, ayant un comportement de moineau : il y en avait partout aux abords de l'aéroport, de ces oiseaux!

Par la suite je devais, du côté de la crique Austerlitz là où demeure mon fils à Matoury, rencontrer un autre oiseau très familier mais moins “citadin” : le “zozo diable” (une “corneille” fine et élancée, au bec assez gros)...

J'ai tout de suite touché et pris entre mes doigts les herbes au sol (que j'ai trouvé différentes de celles d'Europe) , apprécié les 30 degrés de température et le petit vent d'Est, l'air ambiant et la “descente à la verticale” du soleil sur l'horizon... J'étais en Amérique du Sud, dans un “gros/petit bout” de France Equatoriale...