Un jour de juin 1997, sous le tilleul de la place de l’église, à Saint Dié.

« On ne s’égare jamais si loin que lorsque l’on croit connaître la route »… Tel était le sujet sur lequel je devais m’exprimer le 17 novembre 1966 dans une salle de concours à Mont de Marsan, pour entrer à la Poste.

En fait je m’étais déjà engagé sur une route où, de part et d’autre, jusqu’à l’horizon, ne poussaient que des « Pourquoi ». L’on m’avait déjà expliqué qu’il existait une route, la route de tout le monde, la route « normale », tout au long de laquelle se succèdent des points de repère. On me le dit encore aujourd’hui.

Cependant, à ce tournant de la vie qui est le mien en ce moment, celui de l’âge où habituellement ont fini de se forger au fil de l’expérience vécue, quelques certitudes très fortes ainsi qu’une « vision du monde » conforme à ce qui doit se croire et se savoir ; aucun de ces points de repère n’a jamais été pour moi une réponse à ces nombreux « Pourquoi », qui maintenant je le sais, poussent aussi au-delà de l’horizon.

C’est peut-être pour cela que, en dépit de ce que je vis en moi et qui pèse si lourd parfois, au plus profond de cette solitude qui est celle de l’être égaré dans les galeries de son terrier, j’ai tout de même l’impression de ne m’être jamais aventuré assez loin pour croire connaître la route. C’est peut-être quand on se demande toujours et encore pourquoi, que l’on commence à avancer, non pas vers ce qui peut nous rassurer parce que c’est commode, mais vers ce qui n’est pas saisissable et pourtant réel.

Les points de repère que l’on nous impose et qui semblent « couler de source » ne sont pas des réponses satisfaisantes : ils ne sont que des points d’appui sur des bornes ou des poteaux jalonnant ces chemins de certitude immédiate…

Et quelques jours plus tard :

Si tu n’existes que par la trace des visages qui te sont chers, et ne t’attaches qu’à la trace de ces visages, au souvenir de leurs regards, n’espérant et n’attendant que leur existence seule, c’est comme si tu vivais dans un pays dont tu ne connaîtrais que les lieux où l’on parle ton langage, où l’on y a ton esprit, où l’on y pratique les mêmes activités, et où l’on communique selon ce que tu entends.

Dès que tu quittes ces lieux, dès que tu ne vois plus la trace de ces visages familiers, que des regards et des langages différents t’interpellent, tu entres dans l’errance, l’interrogation, la crainte, l’inconnu… Et tout de même, aussi l’espérance : alors autour de toi, tu vois ces nombreux visages qui te sont étrangers, tu ne peux que reconnaître leur existence…

Si tu peux capter la trace de ces visages là, comme on découvre une source, il n’y aura pas d’errance. Où l’on ne parle plus la même langue, où ton esprit n’a plus cours, il est aussi un chemin, une vie…

Le 28 juillet 1997, sur la plage de Saint Girons

Si j’étais aujourd’hui âgé de trois ans, au lieu de 49, sais-tu ce que je demanderais à mes parents, sur la plage, un jour de vacances ?

Le gros crocodile vert, gonflé à bloc, pour chevaucher les vagues et faire rire les petites filles, exécutant des pirouettes acrobatiques.

Et si j’étais âgé de 94 ans, comme ma grand-mère, sais –tu ce que j’aimerais ?

Etre dans une maison de retraite dont la directrice serait une très jolie jeune femme bien habillée, avec dans le parc trois ou quatre beaux minous très affectueux qui viendraient me tenir compagnie quand je serais assis sur un banc.

Je passerais des heures à rêver de la directrice, et je caresserais les minous en leur donnant les restes de mes repas conservés dans une boîte en plastique.

Mais j’essayerais de ne pas être un vieux con avec des tas de manies qui embêtent les autres, je serais un peu philosophe et je ferais attention à ce que mon visage soit la fenêtre de mon âme.

Et si ma vie était à refaire, âgé de 20 ans, si je devais poursuivre des études, puis choisir un métier, sais-tu ce que je voudrais être au lieu de conseiller financier à la poste ?

Professeur de philosophie dans un lycée où la majorité des élèves serait des jeunes filles. Je jure qu’aucune ne deviendrait ma maîtresse… Il y aurait tellement mieux à faire !

Inscription sur le sable

Lu, ces mots tracés sur le sable : « WHO IS IT ? » Signé « MJ ».

Ma réponse : « I am a visage »… Mais il n’y a pas de voie royale.

S’il existait vraiment une voie royale, et elle existe puisque les Humains en ont déterminé une…ou plusieurs… Cette voie serait forcément pavée, dallée, asphaltée ou vitrifiée, avec une ligne blanche en son milieu et conduirait à une ville.

Ailleurs que sur la Terre, la voie serait peut-être un long couloir lumineux où circuleraient des ondes magnétiques, et conduirait à un dôme métallique.

Si elle existait vraiment, ici ou ailleurs, la voie royale, on pourrait dire « Dieu n’existe pas », puisque la voie royale remplacerait Dieu.

Il n’y a pas de voie royale, ni sur la Terre ni ailleurs.

Il y a seulement dans des salles de conférences, des temples, des églises, des mosquées, sur le petit écran de la télévision, dans les livres et les journaux, dans les idées et les doctrines que les Humains défendent ou transmettent… Des essaims lumineux qui dansent, tels des brûlots, sur tous les océans de l’univers. Chacun de ces brûlots est une voie royale sans être LA voie royale.

Parce que la voie royale n’existe pas, on peut croire que Dieu existe… A condition de ne pas faire de l’existence de Dieu LA voie royale…

29 juillet 1997

Rumeurs, bruits et couleurs sur la plage

Proéminence des sexes sous les slips de bain, polissonneries de gamins bruyants et heureux, parasols qui champignonnent, seaux de plage renversés, pelles et râteaux entremêlés, châteaux de sable bombardés de coquillages, petits et gros toutous attachés au pied des parasols ou caracolant auprès de leurs maîtres, filles au visage cuivré, ventres débordants et soleil généreux, fraîcheur de l’air, roulement des vagues, effondrements blancs, voix et visages… Mais bouteilles à la mer dans la tête…

Trouveras-tu, ne trouveras-tu pas ?

Le sable avant l’océan est déjà l’océan… Et par delà l’océan, c’est l’Amérique.

30 juillet 1997

Aline

Une carte postale de vacances rédigée à l’intention de mon Directeur de Groupement, Aline, à Saint Dié des Vosges…

« Aline, es-tu déjà revenue au pays d’Alice, Alice et ses « familles de clients », ou bien es-tu encore en jupe courte sur un trottoir de Rome ? En ciré, ceinture relâchée au bas du dos, sur un rocher des Cornouailles ? En mollets hardis sur les pédales d’un vélo, en haut du Galibier ?



Aline au pays d’Alice, quand je reviendrai de l’océan, je ne rêverai plus des filles de mon pays…

31 juillet 1997

Baignade interdite

Orages en haute mer dans la nuit, quelque part dans le Golfe de Gascogne… Pas un éclair sur la côte. A peine quelques innocents nuages floconnant. Au matin cependant, mer agitée, baignade interdite, drapeau rouge…

14 h 30… Saxo et guitare électrique, jazz et trompettes au bar de l’océan. Juste en face, à une autre terrasse, une jeune femme en maillot noir deux pièces, qui soulève les pages d’un grand bloc notes et écrit, écrit vivement et longuement d’un stylo blanc… Silhouette sculptée par le soleil, une grande serviette verte pliée sur le dossier de sa chaise ; et à moins d’un mètre de la jeune femme élégante et sculptée, surgit un jeune homme sec, blond et broussailleux, chargé d’une planche à voile mal fixée sur son dos… Le jeune homme bute sur une borne de bois et s’étale sur l’asphalte balayé de sable.

Un camion blanc, des cafés « Le Gascon », s’arrête et masque la ravissante silhouette.

Le dauphin riant à bascule, avec son siège rouge, attend la pièce de deux francs qu’une jolie maman glissera dans la fente pour que son cher bambin se trémousse deux minutes…

Et voilà ! Le bambin grimpe sur le dauphin. Mais il est venu tout seul et n’a pas mis de pièce ! Il balance si fort, que le dauphin remue quand même !

15 h 30… Baignade interdite.

Ou tu joues à « deux mois dans le plâtre », une montagne de sable tassé te serrant les jambes et le ventre ; ou bien tu pars en grande randonnée de plusieurs kilomètres vers le nord, le long des nappes liquides violemment projetées, dans le fracas assourdissant des rouleaux blancs à crêtes explosives.

Ai choisi : la randonnée, les nénés des rombières, les culs bronzés, les éclipses totales de regard des Marie Océane se protégeant les yeux avec des lunettes de soleil grosses comme des soucoupes volantes. Et le fracas des rouleaux, compresseur d’illusions, géniteur de rêves fous…

31 juillet 1997