La tortue

Lorsque, enfant, je vivais en Afrique du Nord, il m’arrivait de rapporter des tortues, que je ramassais aux abords d’un oued à proximité de l’immeuble où je demeurais avec mes parents, au neuvième et dernier étage.

Tout au bout de la coursive le long de laquelle s’ouvraient les portes des six appartements de l’étage, j’avais aménagé, en accord avec nos voisins qui étaient nos amis, un espace délimité par des briques, des morceaux de planches, de gros galets. C’était là un enclos provisoire pour ces bêtes à carapace dont la lenteur des mouvements laissait supposer qu’elles n’avaient pas besoin d’un vaste territoire…

Mes parents voyaient d’un mauvais œil un tel élevage, d’autant plus que les détritus, épluchures de légumes, feuilles de salade, morceaux de pain rassis, ainsi que les déjections de ces animaux s’accumulaient de jour en jour, encombrant le passage. De surcroît, le régisseur, homme de loi et d’administration, devant prochainement effectuer son incursion mensuelle auprès des locataires, ne manquerait pas de nous signifier l’obligation de tout nettoyer dans les plus brefs délais. Mais le jour fatidique étant encore relativement éloigné, je parvins à grand’ peine à négocier avec mes parents le maintien de cet élevage clandestin.

Mes pensionnaires s’appelaient Sophie, Proserpine, Cunégonde, Fatma, Aïcha, Zorra, Mina. Elles étaient de tailles diverses et la plus petite à peine plus grosse qu’un œuf de poule. Outre ces pensionnaires que, nécessairement, je devrais en temps voulu rapatrier dans leur territoire d’origine avant le passage du régisseur, j’entretenais dans notre appartement, sur la loggia, une amitié particulière avec une autre fille à carapace qui, elle, n’avait pas de nom et à laquelle j’étais très attaché.

L’imagination ne m’aurait pas manqué pour donner un nom à ma «fille »… J’aurais peut-être à cette fin « péché » dans les étoiles du ciel, mais il m’avait paru invraisemblable de donner une identité à cette bête là, surgie de la terre comme tombée du ciel dans mes rêves de gosse. Elle ne pouvait être pour moi qu’un drôle de caillou vivant avec des pattes et une tête. Un caillou qui, dans mon idée me reliait à des trésors n’appartenant à personne et ne pouvant donc avoir de nom tel que celui que l’on donne à un petit chien par exemple.

Par contre, les pensionnaires au bout de la coursive extérieure étant des êtres « empruntés », plus par amusement que par amitié, il m’avait paru assez drôle de les pourvoir d’un prénom féminin.

Dans les premiers temps de cette amitié particulière avec la fille sans nom, il n’y avait aucune magie en la relation qui s’établissait entre nous. J’approchais doucement le bout de mon doigt lorsque sa tête paraissait, mais aussitôt les pattes antérieures formaient une muraille d’écailles, la tête s’enfonçait à l’intérieur de la carapace. Patient, obstiné, amusé, curieux, je renouvelais à maintes reprises le même geste d’approche et parfois je l’avoue, l’amusement prenait la tournure d’un sentiment proche du dépit ou même de la colère.

A chaque tentative tout se refermait brutalement, et je percevais un petit « tchuitt » discret, sorti des deux minuscules trous situés tout juste à la pointe de la tête. Patiemment, de longues minutes durant, j’attendais que la muraille d’écailles s’écarte de nouveau, et que paraisse enfin le bout de la tête. Mais tant que je demeurais à l’affût, tout proche et le doigt tendu, les lourds vantaux musclés de la porte restaient soudés et rien n’aurait pu les écarter, pas même la pointe d’un canif. De toute manière, une telle effraction se serait soldée par l’échec définitif de mon entreprise de communication.

Cela dura plusieurs semaines. Je m’évertuais à toutes sortes de ruses, entre autres celle qui consistait à tendre un bout de salade tout près des deux murailles d’écailles. J’agitais fébrilement le bout de salade, l’approchant de la fente qui ne s’entrouvrait même pas d’un dixième de millimètre. En désespoir de cause, je finissais par déposer la feuille de salade devant l’animal puis m’éloignais…

Mon père, avec son ironie habituelle, me disait : « Tu n’as qu’à mettre une pincée de sel en dessous de son trou de bale, peut-être que ça marchera. »

Un jour le miracle s’accomplit : alors que la feuille de salade, auparavant desséchée, venait de parcourir le tube digestif de ma « petite fille caillou », les deux battants musclés de la grande porte s’ écartèrent enfin et la tête parut.

Je tendis mon doigt et, à ma grande surprise, je parvins à le poser tout doucement sur le dessus de la tête. Je réussis même à toucher le cou de l’animal à l’endroit le plus doux et le plus fragile. Alors la tortue se mit à avancer lentement, tendant sa tête et la maintenant dressée, j’accentuai la pression de mon doigt allant même jusqu’à serrer entre le pouce et l’index cette petite tête qui s’abandonnait. J’aurais pu d’un seul coup, l’écraser car en dépit de sa fermeté apparente, je sentais bien entre mes doigts à quel point l’animal était vulnérable. Sa peau épaisse, constituée d’une croûte d’écailles, me faisait penser à la coquille d’un œuf d’oiseau ganté de cuir froid. Les yeux, comme deux étoiles noires, immobiles, semblaient n’avoir aucun regard autre que celui d’une innocence indéfinissable. Je me baissai, approchant le bout de mon nez à un centimètre de la pointe triangulaire de la tête, et je perçus très nettement le petit souffle froid jailli des deux trous : c’était la respiration de l’animal, régulière, délicate, inodore. Cette respiration se faisait parole, presque confidence, elle me disait sa ressemblance avec la mienne, issue elle aussi, de deux trous. Je pris alors conscience qu’une relation s’établissait entre nous : j’étais la « grande bête à deux pattes », soit un humain ; elle était la petite bête à carapace, un reptile selon notre vocabulaire pour identifier ce genre de créature.

Je songeais aux très nombreuses journées durant lesquelles la tortue s’était murée, barricadée à l’intérieur de sa forteresse, alors que je tentais sans succès de nouvelles phases d’approche…Et la forteresse s’était ouverte d’un seul coup !

Si un tel miracle pouvait se produire, me dis-je, entre un reptile et un humain, qui sont des êtres si différents, ne pouvait-il en être de même entre des êtres de la même espèce ? Pour la première fois de ma vie, l’idée me vint que la relation elle-même pouvait s’apparenter à un être vivant. Un être certes, sans réalité physique, mais un être tout de même. Et que la vocation de cet être là était de relier entre eux les êtres physiques, dussent-ils être si différents les uns des autres.

Bien des années plus tard, au fil du temps selon les situations et les évènements, dans cette drôle de traversée, la vie, je me suis aperçu que finalement, entre êtres de la même espèce, les humains en l’occurrence, c’était bien plus compliqué qu’entre êtres d’ espèces différentes. Cela tient peut être de ce que l’humain vis à vis de ses semblables, perçoit la relation non pas comme un être vivant mais comme le vecteur de sa pensée et de ses aspirations, le fil conducteur de son énergie, de son orgueil, de ses projections entre lui-même et tout ce qu’il veut atteindre.



Dés lors, toute phase d’approche, tout apprivoisement n’a qu’un avenir incertain. L’intensité de la relation disparaît dans l’habitude, la lassitude ou toutes sortes de motivations dépendantes de nouveaux besoins.