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Tag - Précis de Littérature

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lundi, janvier 23 2012

L'Ombre de l'Autre - Fatos Kongoli (Albanie)

Kufoma Traduction : Edmond Tupja

Extraits Personnages

Au contraire de celui de Kadare, le style de Kongoli, si l'on en croit la traduction d'Edmond Tupja, est très soutenu, sans pour autant flirter avec une longueur de phrases qui finit par les rendre pratiquement incompréhensibles en une seule lecture. En outre, l'auteur dose ici avec une grande subtilité le réalisme des petits détails quotidiens et l'onirisme diffus et pour terminer aveuglant qui nimbe le décalage, tout d'abord peu marqué et conscient, puis de plus en plus envahissant et basculant dans l'inconscient, avec lequel le narrateur envisage son passé et son présent.

Mais jamais son avenir. Comme beaucoup de héros, semble-t-il, de Kongoli, Festim Gurabardhi, malgré son prénom qui signifie joyeusement "Célébration", se révèle incapable de concevoir un avenir qui, de toutes façons, le terrifie.

Au début du roman, le lecteur a l'impression de se trouver face à deux héros (ou anti-héros, comme on voudra). D'emblée (mais il ne le sait pas), il a sous le nez la faille qui, depuis l'enfance, se creuse dans la personnalité de Gurabardhi et qui, grâce au soutien implacable du système policier et juridique albanais, va finir par l'engloutir tout entière. Mais c'est lentement, en retournant souvent en arrière, sur les pages précédentes, que le lecteur découvre que l'"homme" évoqué à la troisième personne dès le premier chapitre du roman, cet "homme" hanté par les traits creux et sinistres d'un certain juge d'instruction dénommé Valmir D., ne fait qu'un avec Festim.

Au début en tous cas, Festim conserve suffisamment d'humour et de poésie pour évoquer son enfance d'orphelin élevé par une grand-mère et un frère au prénom révélateur, Abel. Poursuivi par les sbires d'Enver Hoxa, Abel a été arrêté sous les yeux du petit garçon, et puis s'est pendu dans sa cellule.

Abel a abandonné son frère mais n'est-ce pas parce qu'il avait deviné que son frère était Caïn ? ... Si tu veux survivre aux Abel de ce monde, ne dois-tu pas, surtout sous une dictature, te transformer en Caïn ? ...

Là, évidemment, le lecteur comprend : il comprend que la démence est latente chez Festim. Une démence engendrée certes par le traumatisme vécu dans l'enfance mais aussi par les conditions d'existence qui furent les siennes à cette époque et que cet enfant hypersensible partagea avec la majorité des Albanais. Conscient d'avoir eu plus de chance que son frère - mais jusqu'à quand ? - Festim Gurabardhi passera le reste de sa vie à fuir, dans la terreur que ne le rattrapent les images de plus en plus chaotiques de son enfance et de son adolescence, ce Valmir A., infect petit tueur de chats qui fut son premier ami et dont le père travaillait pour la police d'Etat, le mari de sa soeur Irma, que celle-ci surnommait Bubi mais qui, pour Festim, devint très vite Valmir B. parce que lui aussi travaillait pour la Sécurité, et enfin le fameux juge d'instruction, Valmir D., qui s'était occupé de sa propre affaire lorsqu'il avait été compromis auprès de la justice pour avoir lu et résumé des livres étrangers pour le compte de son rédacteur-en-chef (qui, d'ailleurs, le dénoncera plutôt que de risquer sa tête).

"L'Ombre de l'Autre" nous invite en fait à partager le cauchemar du narrateur. Mais le pire n'est pas là, non : le pire arrive quand on comprend que ce cauchemar, des milliers et des milliers d'Albanais l'ont vécu - les détails changeaient mais le fond restait le même. Froid, réfrigérant, avec cependant quelque chose de posé, de lent et une pointe d'absurdité typiquement kafkaïenne - qu'est-ce que le stalinisme, sinon l'univers de Kafka matérialisé dans notre réalité ? - ce livre ne peut donner qu'une seule envie : découvrir son auteur et ses autres ouvrages. D'ailleurs, j'ai acheté "Tirana Blues."

lundi, juillet 19 2010

Le Jourde & Naulleau - Pierre Jourde & Eric Naulleau

Pour celles et ceux qui se plaignent de l'aridité de l'actuel paysage littéraire français, en tous cas tel que nous le révèlent les grandes maisons d'édition, ce "Précis de littérature du XXIème siècle", qui parodie avec verve le mythique "Lagarde & Michard" (en plusieurs volumes) de notre studieuse jeunesse, est incontournable.

Avec un sadisme et une allégresse que Voltaire ne renierait pas, Pierre Jourde et Eric Naulleau tirent à boulets rouges sur leurs têtes de turc favorites (essentiellement Christine Angot, BHL et Philippe Sollers) en leur adjoignant de nouvelles cibles, comme Philipe Labro, Patrick Besson, Anna Gavalda et Marc Lévy (entre autres).

"Répétitif", ont dit certains. "Réac'", en ont aboyé d'autres en montrant les dents (du moment qu'on s'attaque à la bien-pensance, en France et de nos jours, on est fatalement réactionnaire, c'est comme ça, tenez-vous-le pour dit. :crazy:) "Ah ! c'est facile, de se moquer !" a conclu le choeur des âmes généreuses (comme s'il y en avait au sein de ce qui s'autoproclame la "République" des Lettres.)

Mais dans ces conditions, pourquoi rit-on tellement en assistant à ces mises à mort où la gaieté le dispute à une cruauté bien réelle ?

Tout d'abord parce que Jourde et Naulleau ont du talent. De la première jusqu'à la dernière page, leur "Précis ..." en est bourré, serti dans une ironie dévastatrice de la plus belle eau et mis encore plus en valeur par une culture qui ne pourra que réveiller de doux souvenirs chez tout littéraire authentique.

Ensuite parce que l'écrasante majorité des auteurs cités arborent en public, et notamment sous la loupe grossissante des caméras de télévision, un "Moi" hypertrophié, la morgue insoutenable de la créature qui se croit d'élite sans l'être le moins du monde et l'incroyable condescendance du Monsieur ou de la Madame Je-Sais-Tout-J'Ai-Tout-Vu-Et-Vous-Etes-Des-Cloches. Ajoutez à cela que certains membres de ce noble aréopage se permettent d'enseigner ou d'avoir enseigné ... la littérature (consternant, n'est-ce pas ? ).

Enfin et surtout parce que, dans la culture de notre pays, la littérature, les livres et plus encore les romans relèvent du Sacré, de la Magie, de l'Intangible. Or, les auteurs (ou prétendus tels) abondamment cités par Jourde et Naulleau n'arrêtent pas de blasphémer. A la place de ce roman tant aimé, ils ont dressé cette idole infernale qu'ils nomment (pompeusement) "autofiction" et à laquelle ils ne sacrifient, sachez-le bien, que parce qu'il est beaucoup plus facile, quand on dispose d'un ego hyper-narcissique et de très peu d'imagination, d'écrire sur les frémissements de son nombril et les variations de son transit intestinal que d'imaginer une intrigue cohérente et passionnante, avec des personnages qui vous empoignent le coeur et ne le lâchent plus.

Alors, forcément, quand on voit tout ce beau monde, qui s'avance d'ordinaire sous la lumière des projecteurs à un train digne d'un chef d'Etat en visite protocolaire - quand on voit tout ce beau monde, disais-je, s'étaler dans la poussière du ridicule, quand on voit leurs énormes fautes de grammaire, leurs phrases "à la Duras", la tonne de clichés qu'ils offrent comme dialogue (ou monologue) à leurs personnages, l'allure de limande-sole des personnages en question (trois idées dans la tête mais pas plus : elle éclaterait), le tout saupoudré d'une auto-complaisance qui, en l'espèce, constitue le seul trait remarquable de leur oeuvre ...

... on rit. Parfois même aux éclats. Très souvent, l'envie irrésistible de faire partager sa joie est telle qu'on court chercher un ou plusieurs auditeurs et qu'on lui lit l'extrait du "Précis ..." qui a déclenché notre hilarité. On en arrive d'ailleurs à penser que Jourde et Naulleau devraient songer à une édition audio tout en regrettant que Pierre Desproges ou Claude Piéplu ne soient plus là pour nous la faire savourer dans sa plénitude.

Pour vous consoler, sachez que vous trouverez bientôt quelques extraits choisis de cet indispensable ouvrage dans notre rubrique adéquate. D'ici là, tâchez de vous le procurer : dans un siècle (et peut-être avant), "Le Précis de Littérature du XXIème Siècle", par Pierre Jourde & Eric Naulleau, vaudra beaucoup plus que l'édition la plus rare de Philippe Sollers, Madeleine Chapsal ou BHL. ;o)