L'ambiguïté caractérise également la réflexion personnelle de l'écrivain sur les forces qui dominent l'univers. Tolstoï n'a pas ce mysticisme parfois si exalté de Dostoievski et qui dérange par ses excès. Son mysticisme se veut - encore - raisonnable et raisonné. Saisi très jeune, dit-on, par l'absurdité et la fragilité de l'existence humaine, il cherche, comme tant d'autres, un sens à tout cela. Trop slave, trop russe pour sombrer dans l'athéisme, Tolstoï, qui mourra excommunié par l'Eglise orthodoxe, est un croyant sincère et farouchement anti-clérical. Déjà.

Ce qui étonne et même stupéfie, c'est que cette foi ignore royalement le libre-arbitre. Ainsi, la guerre devient un phénomène voulu par l'autorité divine et dans lequel l'homme n'est qu'une marionnette. Dans de telles conditions, on ne comprend pas comment Tolstoï, dans certains passages de sa fresque, impute tout naturellement la responsabilité de telle ou telle bataille, de tel ou tel massacre, à Napoléon ou à tel général russe. La contradiction est flagrante mais elle semble si peu déranger l'auteur russe qu'on en vient à se demander s'il s'en rend compte.

A certains, l'ambiguïté tolstoïenne rappellera les méandres du discours de St Augustin qui, selon ceux à qui il s'adressait, mettait en avant l'importance du libre-arbitre ou, au contraire, la niait complètement en évoquant le fameux "péché" originel qui aurait déterminé le destin de l'Homme. Mais si l'on accepte, avec une relative facilité, les atermoiements et contradictions d'un père de l'Eglise, canonisé qui mieux est, si ceux-ci s'expliquent aussi par les visées politiques de l'Eglise, Tolstoï, lui, ne peut bénéficier de pareilles "circonstances atténuantes." D'autant qu'il a aimé la réputation de penseur et de grand esprit pacifiste qu'on lui fit.

Entraîné par cette ambivalence spirituelle, le discours de l'écrivain se brouille en maints endroits. Quant à sa théorie sur l'Histoire (largement exposée dans la toute dernière partie du deuxième tome), elle se fait elle aussi trop floue, trop changeante pour convaincre. Néanmoins, l'effort de la pensée, le désir sincère de poser les bonnes questions et de faire avancer la réflexion sont bien là. Comme le prince André, comme Pierre Bezoukhov, Tolstoï cherche l'Autre et se cherche lui-même, au-delà de tout, y compris de la Mort, cette Mort dont on sent bien que, en dépit de sa foi toujours affirmée avec superbe, il a une peur panique.