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Tag - La Guerre et la Paix

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mardi, février 7 2012

La Guerre & la Paix - Léon Tolstoï - ( III )

Sur le plan romanesque, "La Guerre & la Paix" s'attache à l'évolution de la société russe, et tout spécialement de la société aristocratique, happée dans le tourbillon des guerres napoléoniennes. (En dépit de tout ce qui demeure lié au nom de Tolstoï, force est d'admettre qu'il évoque rarement le peuple dans ce roman. Quelques silhouettes, ici et là, Platon Karateiev bien sûr, figure quasi christique ... mais sinon le peuple russe reste anonyme, un peuple parmi "les peuples" dont se gargarisent si bien les empereurs dans leurs différents discours. ) Tolstoï a coupé au plus simple : pour servir ici de guide à son lecteur, il a choisi sa propre famille et son histoire.

Sa mère par exemple, Maria Nikolaievna, née Volkonsky, qui mourut alors qu'il n'avait que dix-huit mois, se retrouve dans le personnage de la princesse Maria Nikolaïevna Bolkonski, la fille tyrannisée - et pourtant aimée - du vieux prince Bolkonski, lequel trouve ses racines chez le feld-maréchal Nikolaï Volskonsky. La famille était illustre - et il arrivait à ses représentants de se prétendre avec raison des origines largement antérieures aux Romanov.

Le comte Nicolas Rostov, lui, symbolise bien entendu le comte Nikolaï Illitch Tolstoï, père de l'écrivain.

Mais toutes les équivalences que l'on cherche à établir entre les créatures nées de la cervelle du romancier et leurs modèles de chair et d'os ne sont pas aussi faciles à établir. Le personnage de Natacha intrigue et l'on y voit en général deux sources : ou bien l''épouse de Tolstoï, Sophia Behrs, ou bien la soeur de Sophia qui vivait avec le couple et entretint toujours avec son beau-frère une relation assez ambiguë. A moins qu'il ne s'agisse d'un hybride des deux soeurs, en une sorte de fantasme qui retient au passage des traits de caractère puisés çà et là chez telle ou telle jeune fille, parente ou non, que Tolstoï trouvait à son goût.

A notre avis - mais ce n'est qu'une opinion - Tolstoï a réparti les tourments de sa propre nature entre deux hommes : le torturé et pessimiste prince André Bolkonski, frère de la princesse Maria, et le rayonnant et généreux comte Pierre Bezoukhov qui, à la fin de la chronique, épouse Natacha Rostov. Il est sans doute possible - et même certain - qu'il ait dispensé à l'un comme à l'autre telle ou telle caractéristique pêchée chez un proche ascendant, paternel ou maternel, mais si l'on s'intéresse un tant soit peu à la vie et au caractère de Tolstoï lui-même, on ne peut nier l'évidence.

Le manichéisme qui sous-tend le binôme André/Pierre est à lui tout seul une signature tolstoïenne : d'un côté, une personnalité jeune encore mais austère, bougonne, revêche, se déclarant anti-cléricale mais incapable de cesser de s'interroger sur le sens de la vie et sur celui de la Mort, un aristocrate hautain et dédaigneux avec ses pairs mais relativement simple et aimable avec les gens de plus petite extraction, un homme hanté par l'idée de se dépasser mais qui, fasciné par les rêves, est trop cartésien pour s'abandonner pleinement à leur emprise ;de l'autre, une espèce de grand enfant naïf, bonne pâte, qui donne sans compter et se plie à la volonté d'autrui parce qu'il ne veut pas blesser en disant "non", un noble certes mais que ses pairs jugent souvent avec condescendance en raison de sa bonté qu'ils prennent pour de la faiblesse et aussi de sa bâtardise originelle, un rêveur enthousiaste enfin, un vrai, de la plus belle eau, qui voue un véritable culte à Bonaparte avant de vouloir assassiner Napoléon Ier de ses propres mains et qui, une fois l'ordre rétabli en Europe, est prêt à repartir en campagne contre les excès mystiques d'Alexandre.

La Guerre & la Paix - Léon Tolstoï - ( II )

L'ambiguïté caractérise également la réflexion personnelle de l'écrivain sur les forces qui dominent l'univers. Tolstoï n'a pas ce mysticisme parfois si exalté de Dostoievski et qui dérange par ses excès. Son mysticisme se veut - encore - raisonnable et raisonné. Saisi très jeune, dit-on, par l'absurdité et la fragilité de l'existence humaine, il cherche, comme tant d'autres, un sens à tout cela. Trop slave, trop russe pour sombrer dans l'athéisme, Tolstoï, qui mourra excommunié par l'Eglise orthodoxe, est un croyant sincère et farouchement anti-clérical. Déjà.

Ce qui étonne et même stupéfie, c'est que cette foi ignore royalement le libre-arbitre. Ainsi, la guerre devient un phénomène voulu par l'autorité divine et dans lequel l'homme n'est qu'une marionnette. Dans de telles conditions, on ne comprend pas comment Tolstoï, dans certains passages de sa fresque, impute tout naturellement la responsabilité de telle ou telle bataille, de tel ou tel massacre, à Napoléon ou à tel général russe. La contradiction est flagrante mais elle semble si peu déranger l'auteur russe qu'on en vient à se demander s'il s'en rend compte.

A certains, l'ambiguïté tolstoïenne rappellera les méandres du discours de St Augustin qui, selon ceux à qui il s'adressait, mettait en avant l'importance du libre-arbitre ou, au contraire, la niait complètement en évoquant le fameux "péché" originel qui aurait déterminé le destin de l'Homme. Mais si l'on accepte, avec une relative facilité, les atermoiements et contradictions d'un père de l'Eglise, canonisé qui mieux est, si ceux-ci s'expliquent aussi par les visées politiques de l'Eglise, Tolstoï, lui, ne peut bénéficier de pareilles "circonstances atténuantes." D'autant qu'il a aimé la réputation de penseur et de grand esprit pacifiste qu'on lui fit.

Entraîné par cette ambivalence spirituelle, le discours de l'écrivain se brouille en maints endroits. Quant à sa théorie sur l'Histoire (largement exposée dans la toute dernière partie du deuxième tome), elle se fait elle aussi trop floue, trop changeante pour convaincre. Néanmoins, l'effort de la pensée, le désir sincère de poser les bonnes questions et de faire avancer la réflexion sont bien là. Comme le prince André, comme Pierre Bezoukhov, Tolstoï cherche l'Autre et se cherche lui-même, au-delà de tout, y compris de la Mort, cette Mort dont on sent bien que, en dépit de sa foi toujours affirmée avec superbe, il a une peur panique.