Rosemary's Baby Traduction : Elisabeth Janvier

Extraits++ Personnages

Ah ! le merveilleux, l'habile petit roman ! Encore ai-je honte de qualifier de "petit" ce miracle d'horlogerie littéraire - Stephen King a bien raison - qui rappelle, en plus doucement ironique, le meilleur cru d'une Shirley Jackson. Plus sûrement, "Un Bébé pour Rosemary" est un chef-d'oeuvre de la littérature d'épouvante mais on peine à s'en apercevoir parce que, tout d'abord, nous sommes d'habitude envahis par un gore systématique qui, ici, brille par son absence, ensuite parce que l'intégralité de l'ouvrage baigne dans un humour et une causticité qui visent avant tout la foi religieuse.

Ira Levin n'était pas un sataniste, loin s'en faut et, s'il a pris comme thème la naissance de l'Antéchrist, ce n'est pas par anti-catholicisme primaire mais parce que le mythe du Christ, toujours d'actualité - plus que jamais d'actualité - après plus de deux mille ans d'existence et beaucoup de péripéties, symbolise mieux qu'un autre le besoin de se soumettre à une autorité divine supérieure qui, depuis le fond des âges et les mystères des grottes préhistoriques, caractérise l'essentiel de notre espèce.

L'histoire, en elle-même, tient du conte de fées revu à la sauce biblique. Elle relève du merveilleux, au sens magique du terme, à ceci près que le sexe est absent de la conception du bébé christique. Jusqu'à Dieu le Père/Jéhovah, aucune déité mâle, si puissante fût-elle, n'avait osé prendre le pari d'un enfant conçu de cette façon. La seule exception connue, celle de Zeus expulsant par le crâne une Athéna déjà casquée et armée, n'est même pas valable puisque cette naissance pour le moins curieuse serait due aux origines non helléniques de la déesse de la Raison, que les Grecs parvinrent à incorporer ainsi à leur théogonie. Plus loin encore dans le temps, le dieu Amon utilisait le corps de Pharaon pour procréer son futur successeur. Et n'oublions pas les zigourats mésopotamiens sur lesquels officiaient, dit-on, les prostituées sacrées d'Ishtar.

Tout changea donc avec le dieu des Hébreux - si l'on accepte l'idée que Jéhovahet le Dieu le Père de l'Evangile sont une seule et même entité, ce qui ne fait pas encore l'unanimité. Encore les pères de la nouvelle religion inventèrent-ils ce concept des plus ésotériques qui a nom le Saint-Esprit et qui, comme chacun sait, "descendit" sur Marie. Certains pères de la toute nouvelle Eglise chrétienne allèrent même encore plus loin puisqu'ils n'hésitèrent pas à affirmer que Marie donna naissance à Jésus en l'expulsant de son oreille. L'oreille, la tête, vous en conviendrez, c'est tout de même plus noble que l'utérus. ;o)

Le bébé de Rosemary, lui, choisit l'utérus, on est tenté d'écrire comme tout le monde. Cela peut étonner chez le rejeton du prince des Enfers, couramment décrit comme l'archange suprême perdu par son orgueil mais pourtant, c'est la vérité. La naissance est aussi un peu douloureuse mais guère plus que la moyenne. Bref, si l'on excepte les impressionnants yeux de félin que son géniteur lui a légué avec deux petites cornes et de toutes petites griffes, cet enfant est aussi normal que vous et moi : la chair, il connaît.

Du début jusqu'à la fin, "Un bébé pour Rosemary" baigne dans une ironie aimable qui permet à l'auteur comme au lecteur de conserver leurs distances avec la tragi-comédie qui se déroule. Deux seuls moments vraiment noirs dans tout ça : le suicide de Terry, la protégée des Castevets et, bien sûr, la mort, aussi inattendue que mystérieuse, de Hutch, le meilleur ami de Rosemary. A part cela, les deux niveaux de lecture coexistent sans difficultés :

1) ou bien on accepte l'histoire pour ce qu'elle paraît être : une conspiration satanique pour favoriser la naissance de l'Antéchrist, issu comme il se doit d'une femme non-vierge dont le prénom se réfère à la mère du Christ, et de Satan. Le père adoptif, le "Joseph" de l'histoire, est ici présenté comme un lâche et un arriviste de la plus belle eau. Quant aux sectateurs du Démon, on ne voit pas très bien ce qui les différencie des fanatiques religieux habituels.

2) ou alors on part du principe que l'héroïne, très attachée au catholicisme, tombe dans la paranoïa absolue par le fait d'une grossesse plutôt douloureuse - et aussi en raison d'un certain fond personnel de culpabilité, hérité de son éducation.

Ira Levin est si habile qu'on peut même les combiner tous les deux. L'un comme l'autre se veut de toute façons une critique aiguë, paroxystique presque, de l'instinct religieux dans tous ses états.

A vous de voir et n'oubliez pas de venir nous dire quelle solution vous aurez choisie.

Et n'oubliez pas de visionner le film éponyme de Polanski : il est aussi jubilatoire. ;o)