La Invención de Morel Traduction : J. P. Mourey

Extraits

Personnages

Court roman qui n'atteint pas les cent-trente pages, "L'Invention de Morel" s'inspire d'un fantastique à la H. G. Wells ou encore à la Jules Verne, celui du "Secret de Wilhelm Störitz." Mais sous l'argument fantastique, perce une réflexion complexe sur l'homme et la liberté.

Le narrateur, qui fuit on ne sait quel régime policier - quelques allusions à Caracas font penser au Vénézuéla - s'est réfugié sur une île que lui a désignée un Italien vivant à Calcutta. Sans nom, l'île a été abandonnée par ceux qui y ont bâti un musée, une piscine et une sorte de complexe hôtelier. A quelle époque ? Sans doute dans les années vingt, très vague point de repère temporel offert en pâture aux puristes du détail. Les légendes - mais sont-ce bien des légendes ? - ont alors pris leur essor : une "peste" étrange, plus proche de la lèpre ou de la gangrène que de la peste d'ailleurs, affligerait tout ce qui ose demeurer dans l'île, qu'il s'agisse de simples voyageurs ou des animaux et de la flore qu'elle abrite.

Mais le narrateur en est arrivé à un tel point de rejet - et de peur - de la société, qu'il met tout en oeuvre pour atteindre l'île et s'y cacher. Bientôt, à sa profonde stupeur, il constate que, contrairement à ce qu'on lui en a dit, l'île est habitée par une vingtaine ou une trentaine de personnes, hôtes et amis d'un certain Morel. Parmi ces gens, Faustine, une belle femme dont Morel paraît amoureux, va régulièrement se promener sur les rochers, charmant peu à peu le narrateur. Celui-ci fait tout pour attirer son attention mais, curieusement et en parfait accord avec l'attitude des autres "invités", Faustine ne le voit pas - un peu comme s'il lui était invisible ...

Aux efforts courageux du narrateur pour tenter de rationaliser son aventure, succède sa chute subtile et lente dans la folie. De bout en bout, le lecteur n'a, bien sûr, que le point de vue du narrateur pour se faire sa propre idée de la situation. Les réflexions pertinentes succèdent aux gestes fous, voire grotesques - comme la création de ce parterre de fleurs destiné à proclamer au grand jour l'amour du malheureux envers Faustine et devant lequel elle passe, là encore, comme s'il n'existait pas ...

Mais l'histoire faussement fantastique est aussi prétexte à une réflexion sur la place de l'individu dans la société, sur le droit de pensée et de conscience qu'elle lui laisse et sur les recours qu'elle lui autorise lorsque, justement, elle lui dénie ces droits. Le bilan final est peu réjouissant : Bioy Casares ne voit que la folie comme seul exutoire au refus de se fondre dans la norme. A moins que la fin de son héros, très symbolique, n'ouvre sur une vie désincarnée et à jamais libre, loin d'un corps abandonné en un peu réjouissant sacrifice.

Le propos, complexe, est traité avec une élégante simplicité. Bioy Casares adopte un style réaliste, sans aucune digression, pour évoquer une question morale et philosophique qu'on n'est pas près de résoudre. A ne réserver qu'aux inconditionnels.