Carmilla / Green Tea / The Familiar / Mr Justice Harbottle Traduction : Alain Dorémieux (Carmilla) & Elisabeth Gille

Extraits Personnages

Cette édition, sortie chez Denoël en 1960, reprend quatre des enquêtes du Dr Hesselius réunies en anglais sous le titre "In A Glass Darkly" et parues pour la première fois en 1872. On notera que l'éditeur français n'a pas retenu la cinquième enquête, "The Room In The Dragon Volant", probablement parce que, sous des apparences surnaturelles, elle présentait en fait une histoire tout ce qu'il y a de plus policière.

C'est à "Carmilla" que Denoël a réservé la première place dans ce recueil, non pas tant en raison de la longueur du texte mais parce que, au même titre que le "Dracula" de Stoker dans le genre purement romanesque, "Carmilla" est devenu une sorte de Bible pour tout amateur de littérature vampirique. Et puis, on l'oublie facilement, "Carmilla" est un texte profondément révélateur de la sexualité des Victoriens.__

En effet, la nouvelle traite à la fois du vampirisme et du lesbianisme, forme de différence sexuelle envers laquelle les sociétés dites patriarcales ont toujours montré plus d'indulgence qu'envers l'amour entre hommes. Comme on le sait, le vampire, qui se nourrit en principe de toutes les proies qu'il rencontre, femmes et hommes, est en général tenu pour bisexuel. On ne le clame pas sur les toits - et surtout pas les auteurs du XIXème siècle - mais enfin, c'est acquis. Dans "Dracula", la chose est élégamment implicite, Bram Stoker préférant ne pas s'appesantir sur les démêlés de Jonathan Harker avec le comte, et encore moins sur le traitement que celui-ci réserve à l'équipage exclusivement masculin du "Demeter." Dans "Carmilla", Sheridan Le Fanu, bien à l'abri derrière le bouclier d'un saphisme aristocratique mais pourtant bien présent, va plus loin que son compatriote et nous dit tout tranquillement que la vampire ne s'intéresse qu'aux femmes. Paraît-elle dans un bal, elle ne voit que les jeunes filles les plus jolies, jusqu'au moment où elle fixe son choix.

A l'époque, il fallait oser et le grand succès de "Carmilla", sur l'instant et jusqu'à nos jours - même si son "père" a connu, ce me semble, une petite période de "purgatoire" littéraire - tient à ce renforcement et du caractère sexuel du vampirisme, et de sa qualité de tabou, qualité qu'il partage ici avec l'homosexualité. Et le récit continue à nous fasciner, comme il fascinait les Victoriens, parce que, en dépit de la fin morale qui est la sienne, il prône le refus des conventions, surtout sur le plan sexuel. Le Fanu a la subtilité (la ruse ?) de nous rappeler que renoncer aux tabous, c'est immanquablement prendre des risques auxquels on peut succomber. Mais il prend bien garde de faire suivre cet édifiant rappel d'une interrogation narquoise : ceux qui ne succombent pas, ceux qui, finalement, sont "sauvés", leur sort est-il, somme toute, si agréable que cela ? Retournée à sa pureté native, la jeune narratrice n'en gardera pas moins, toujours, la nostalgie de son "amie" Carmilla ...

Pour toutes ces raisons, "Carmilla", comme tant d'autres oeuvres de l'époque ("Dracula", déjà cité mais aussi "Le Cas Etrange du Dr Jekyll et de Mr Hyde", ou encore "Le Portrait de Dorian Gray") est bien plus qu'une simple nouvelle d'épouvante, menée de main de maître par un Irlandais qui possédait un sens aigu du macabre. On peut y voir au choix un texte anarchiste, ou féministe avant la lettre, ou subtilement érotique et décadent - et les plus primaires y verront sans doute un texte salace qui promet cependant plus qu'il ne tient. Ces différents niveaux de lecture ainsi que l'art de "faiseur d'épouvantes" de Sheridan Le Fanu ont contribué à faire de "Carmilla" ce qu'il restera à jamais : un archétype, une référence, un Incontournable.