Avec un talent rare, Lao She mêle la fiction à l'Histoire. Mais "Quatre Générations Sous Le Même Toit" ne se contente pas d'être une fresque historique, ce roman constitue aussi une analyse minutieuse des diverses réactions que peut provoquer l'occupation de troupes ennemies sur le citoyen le plus banal.

Jamais Lao She ne se pose en juge. Il n'est pas de ceux qui, même s'ils n'ont pas vécu la période concernée, affirment de toute leur hauteur que non, jamais, au grand jamais, ils n'auraient collaboré. Bien au contraire, lui qui, pour l'avoir traversée en long et en large, connaît bien l'occupation japonaise à Pékin, dissèque les motivations les plus profondes des ses héros sans blâmer ceux qui n'ont pas officiellement pris parti pour la Résistance.

Si l'on excepte des personnages comme les Japonais ou Lan Dongyiang, que l'on peut qualifier d'irrécupérablement mauvais, les protagonistes de l'intrigue, qu'ils collaborent, résistent ou se contentent de subir, faute de moyens de se battre, sont présentés sans aucun manichéisme. Parmi eux, la Grosse Courge Rouge pour les collaborateurs et Qian Moyin pour la Résistance se révèlent d'une complexité remarquable, chacun se donnant en quelque sorte la réplique au coeur des mutations engendrées par la guerre et l'occupation.

Plus que la méchanceté pure, Lao She dénoncent avant tout l'égoïsme, la peur et la volonté de préserver son petit confort moral comme les principaux responsables du comportement de ses semblables. S'il s'attarde évidemment à analyser l'attitude de ses compatriotes, il n'en réfléchit pas moins à celle des Japonais. Les militaires sont pour lui sans pitié. Mais, si puissante que soit sa rancoeur personnelle envers l'empire du Soleil-Levant, le romancier laisse néanmoins une petite ouverture, un tout petit espoir à l'avenir du Japon en la personne du vieille Japonaise, devenue voisine de M. Qi, et qui, peut-être parce qu'elle est femme, mère et grand-mère, ne semble nourrir aucune illusion sur l'issue du conflit.

Ecrit avec une passion et une sincérité dont on ne saurait douter, "Quatre Générations Sous Un Même Toit", en dépit d'une fin un peu trop convenue (le Japon a capitulé, le Petit-Bercail accueille ses résistants survivants, le tout manquant de la flamme habituelle peut-être parce que son auteur la rédigea en anglais, pendant sa période d'exil), est l'une des oeuvres-clefs de la littérature chinoise moderne. Pour l'amateur, elle représente également un excellent moyen pour appréhender la deuxième guerre sino-japonaise, sujet rarement traité en Occident - ce qui est d'autant plus à regretter que ce conflit et la tentative d'expansionnisme effréné du Japon en Asie ne sont en fait que l'autre face de la montée du fascisme et du nazisme en Europe. ;o)