The Woman Who Read Too Much Traduction : Christine Le Boeuf

"La Femme qui lisait trop", au titre à la fois provocateur et ironique, est de ces livres qui, une fois qu'on en a tourné la dernière page, laissent leur lecteur sur les plus hauts sommets de l'imagination, respirant un air si pur qu'on ne se résoud à s'en détourner qu'avec les plus vifs regrets.

Il est dédié à la mémoire de la poétesse persane Tahirih Qurratu'l-Ayn, dont le corps ne fut jamais retrouvé après son assassinat dans l'un des grands jardins situés au nord de Téhéran, durant ce que l'on appela "l'Eté des Massacres", ordonné par la mère du Shah, Mahd-i-Olya, en l'an de grâce 1852.

Fille d'un mollah chiite respecté, la jeune Tahirih fut autorisée par son père, qui l'adorait, à étudier autant que les garçons de la famille. D'une intelligence exceptionnelle, elle dépassa bientôt ses frères et ses cousins, s'attirant par là la haine de son oncle, Muhammad Taqi Baraghani. Bien des années plus tard, elle sera accusée, par le fils de celui-ci (qui était devenu entretemps son mari et dont elle avait divorcé), d'avoir assassiné son oncle et beau-père. Pourtant, un homme se dénoncera volontairement, affirmant qu'il avait assassiné le mollah parce que celui-ci avait manqué de respect à un autre dignitaire religieux, considéré comme un saint homme.

Pendant quelques années, Tahirih, connue également sous le nom de la Poétesse de Qazvîn, fuira de ville en ville, se cachant certes mais souvent invitée à prêcher car, en dépit du machisme de la religion islamique, cette femme, qui avait rejeté le voile et embrassé la Foi babie, finissait toujours par s'attirer le respect de tous. Cette nouvelle doctrine, qui plaidait pour l'amélioration du statut des femmes et des pauvres ainsi que pour l'éducation pour toutes et tous, avait été lancée, dans les années 1840, par un jeune marchand, Siyyid Ali Muhammad, qui avait pris le nom de "Bâb" qui, dans la langue arabe, signifie "Porte" ou "Ouverture."

Pour les mollahs chiites traditionnels - les plus nombreux, on s'en doute - le Bâb et ses partisans, qui voulaient s'attaquer à une tradition au demeurant pré-islamique, n'étaient que des hérétiques. La Poétesse de Qazvîn était donc tout à la fois une femme, une divorcée, une hérétique, et en plus, elle s'était mis en tête d'enseigner lecture et écriture aux femmes. Dans la Perse du XIXème siècle, et bien que, apparemment, le Shah lui-même, fasciné autant par sa beauté que par son intelligence, l'eût protégée aussi longtemps qu'il le put, Tahirih était, par cela même, promise à une mort tragique.

Sa vie et l'Histoire de son pays sont dépeintes ici par des points de vue strictement féminins. Le roman est en effet partagé en quatre "livres" : celui de la Mère, où Bahiyyih Nakhjavani expose le point de vue de la mère du Shah, femme de tête et de pouvoir, qui hait la Poétesse uniquement parce qu'elle risque, en fait, de lui voler sa puissance ; celui de l'Epouse, consacré aux rapports qui se tissent peu à peu entre l'épouse du maire de Téhéran, chez qui la Poétesse fut retenue quelque temps prisonnière, et Tahirih ; celui de la Soeur, où l'on fait un peu mieux connaissance avec la soeur du Shah, personnage extrêmement émouvant ; et enfin, le livre de la Fille, placé sous le patronnage de la fille de Tahirih - et de toutes ses autres "filles", ces femmes du monde entier qui ont lutté et luttent encore pour que leurs droits soient enfin reconnus.

L'une des forces de "La Femme Qui Lisait Trop", c'est que, malgré tout ce qui peut les séparer d'elle, toutes ces femmes finissent par se révéler extrêmement proches de la Poétesse de Qazvîn. Avec douceur mais fermeté, l'ombre de Tahirih Qurratu'l-Ayn, sur qui nous savons si peu de choses mais dont on ne peut que sentir l'incontestable charisme tout au long de ces pages, parvient à créer un sentiment d'extraordinaire solidarité. Féminine, évidemment mais sans le souci de revanche des féministes bon-teint.

Qui mieux est, Bahiyyih Nakhjavani part d'une situation précise, la condition de la Femme en terre d'islam, pour dépasser celle-ci et étendre son propos à l'Humanité tout entière. On ne s'en rend pleinement compte que lorsqu'on a terminé le roman - c'est peut-être d'ailleurs pour cette raison qu'on en demeure le coeur si haut - mais l'effet obtenu est impossible à raconter. Il faut le vivre pour le comprendre.

Tout cela en outre magnifiquement écrit, dans une langue à la fois poétique, souple et d'une grande richesse, avec un souffle unique et une saisissante humanité. L'un des plus grands livres que j'ai jamais lus - un livre que méritait amplement celle qui l'inspira et qui aima tant les mots. ;o)