Small Gods Traduction : Patrick Couton

"Les Petits Dieux", qui porte le numéro 13 dans la saga des "Annales du Disque-Monde", est un livre tout à fait à part dans la série. Son thème central est en effet la Foi, sa nature et ce qu'elle peut faire de nous, selon que nous la possédons ou pas.

Ce n'est pas pour autant un ouvrage ennuyeux, bien au contraire. Disons simplement que, sous la ciselure des dialogues et l'habileté de l'intrigue, on y décèle de singuliers accents de gravité.

La religion catholique affirme que la Foi est une grâce divine. En termes moins pompeux, la Foi est un cadeau que la divinité dispense à certains mais attention ! non en fonction de leur statut social, du niveau de leur compte en banque ou du nombre de cérémonies religieuses auxquelles ils assistent, encore moins en fonction du nombre d'hosties dûment avalées après la traditionnelle confession du samedi. La Foi peut toucher n'importe qui, y compris un non-pratiquant, voire un agnostique. Et surtout, la Foi ne s'achète pas pas plus qu'elle ne se marchande dans ces prières que marmonnent tant d'entre nous dans l'espoir que le dieu qu'ils s'imaginent finira par leur "rapporter" quelque chose ...

La Foi est donc un phénomène singulier et terriblement embarrassant parce que viscéralement anti-conformiste.

J'ignore tout de la religion dans laquelle a grandi Terry Pratchett mais une chose est certaine : cet agnostique qui s'obstine à se déclarer athée semble parvenu à un raisonnement voisin.

Dans "Les Petits Dieux", le seul personnage à avoir la Foi - la vraie, celle qui ne se marchande pas, celle qui vous tombe dessus sans vous prévenir - est d'ailleurs le seul dont, malgré sa gaucherie, sa naïveté et sa bonté parfois désespérante, on ne peut pas se moquer longtemps. Il s'appelle Frangin, c'est un grand et gros garçon (ses condisciples le surnomment méchamment "le Boeuf d'Omnia"), qui ne sait ni lire ni écrire mais à qui une mémoire prodigieuse et une grand-mère sévérissime ont permis de retenir l'intégralité des Livres Saints d'Omnia.

L'action se situe en effet à Omnia, ville ou pays-citadelle tout entière dédiée au grand dieu Om, lequel est représenté depuis des siècles et des siècles sous la forme d'un Taureau-aux-cornes-d'or-piétinant-l'Infidèle."*

Le premier prophète à qui Om s'est révélé dans toute sa gloire - jaillissant d'un buisson ardent ou de quelque chose du même genre** - s'appelait Ossaire et avait erré une quarantaine de jours dans le désert, ne se nourrissant que des champignons (hallucinogènes) qui y poussent et de l'eau de cactées au goût d'urine. C'est à lui que Om avait donné ses Commandements - dont celui de sauver à tous prix l'âme des infidèles. Par la suite, toute une foule d'autres prophètes avaient accompli le même périple, mangé les mêmes champignons, bu la même eau et vu eux aussi, tout au haut d'une colonne de feu (ou de quelque chose d'approchant)*** le grand dieu Om qui, une fois de plus, leur avait dicté de nouveaux Commandements.

Enfin, tel est ce qui, depuis ce temps-là, se raconte dans les rues d'Omnia : le grand dieu Om est le Seul Vrai Dieu et Il S'exprime par la Voix de Ses Seuls Prophètes.****

Au sommet de cette théocratie, dirigée par le Cénobiarche (une espèce de pape, de grand rabbin ou d'ayatollah à demi-gâteux, vous voyez ce que je veux dire ... ;o) ), la Quisition sur laquelle règne l'Exquisiteur Vorbis et des légions d'inquisiteurs si dévoués au sauvetage des âmes qu'ils ne sauraient concevoir leur propre existence autrement que dans des cachots et des salles de torture où, pieusement, à grands renforts de couteaux et autres objets coupants, ils extirpent l'hérésie et le péché des corps des pécheurs omniens.

"Mazette !" me direz-vous. "Et Pratchett réussit tout de même à nous faire rire avec de telles horreurs ? ..."

Pour être franche, à ce moment-là, le rire est plutôt féroce et amer. Grâce à Om, pour contrebalancer la mauvaise influence que Vorbis et les siens tentent sournoisement d'avoir sur son ouvrage, Pratchett a donc apporté un soin tout particulier à nous dresser des dialogues comme celui-ci :

...... Or il advint qu'en ce temps-là, le grand dieu Om s'adressa à Frangin, l'Elu :

- "Pssst !"

Frangin s'arrêta au milieu d'un coup de binette et fit du regard le tour du jardin du temple.

- "Pardon ?" lança-t-il.

...

Frangin haussa les épaules et retourna à ses melons.

Oui-da, le grand dieu Om s'adressa à Frangin, l'Elu :

- "Pssst !"

Frangin hésita. Une voix lui avait bel et bien parlé de nulle part. Peut-être un démon. Le chapitre des démons mettait le maître des novices, Frère Nonroid, dans tous ses états. Les pensées impures et les démons. Les unes menaient aux autres. Frangin avait le sentiment désagréable d'avoir sûrement quelques démons de retard.

Une seule solution : garder son sang-froid et répéter les neuf aphorismes fondamentaux.

Une fois encore, le grand dieu Om s'adressa à Frangin, l'Elu :

- "T'es sourd, mon gars ?"

La binette tomba avec un bruit mat sur la terre brûlante. Frangin se retourna d'un bloc. Il ne vit que les abeilles, l'aigle et, à l'autre bout du jardin, le vieux frère Lou-Tsé qui fourchait rêveusement le tas de fumier. Les moulins à prières tournoyaient, rassurants, le long des murs.

Il fit le signe grâce auquel le prophète Ichquible avait chassé les esprits.

- "En arrière, démon !" marmonna-t-il.

- "Mais je suis en arrière !"

Frangin se retourna encore, lentement. Le jardin était toujours désert.

Il prit ses jambes à son cou. ... ...

Eh ! oui ! La Vérité - l'horrible Vérité - va bientôt se faire jour : submergée, étouffée par les "commandements" que ses soi-disant Prophètes (dont il ignore d'ailleurs qu'ils se sont proclamés tels après l'avoir rencontré dans leurs hallucinations désertiques), la Foi qui existait au début dans le grand dieu Om n'est plus. En tous cas, elle est moribonde. La masse des "croyants" omniens, théocrates compris, n'a plus foi qu'en une chose : la Peur. Peur de l'Enfer, peur des châtiments, peur de la Quisition, peur du Péché, peur de penser tout seuls, comme des grands, peur de ...

La Peur a extirpé le péché de la Foi.

Du coup, Om n'est plus un "grand dieu". Car, sur le Disque-Monde, c'est la Foi qui fait le dieu - et non le contraire, affirme Pratchett. Om le Terrible est désormais l'un de ces milliers de "petits dieux" perdus dans le désert, en quête ne serait-ce que d'un seul croyant bpourvu que celui-ci soit sincère.

Ainsi l'ex-grand dieu Om s'est-il mis en marche pour se trouver un nouvel Elu qui l'arrachera à sa misérable condition - Om gît désormais dans le corps d'une tortue borgne qu'un aigle traque pour son déjeuner - et lui rendra, par sa foi, une apparence digne d'un dieu.

Et l'Elu, c'est Frangin, simple novice dans les jardins de la Citadelle et amateur éclairé de jardinage, de binage et autres herborinages.

Mais la quête ne sera pas unilatérale. Si Om finit par transformer le novice un peu trop naïf en le meilleur prophète qu'il ait jamais eu, la réciproque est vraie : la gentillesse et l'humanité de Frangin vont transformer l'ancienne idole colérique et profondément égoïste en une divinité authentique, consciente non seulement de ses droits mais aussi de ses devoirs. C'est d'ailleurs parce qu'il veut à tout prix sauver Frangin de la mort horrible que lui a concoctée l'infâme Vorbis que Om, nouvelle version du Chronos des Anciens, se rappelle enfin que, même déchu, il est encore un dieu.

Face à l'ignoble et glacial Vorbis - dont la réacton première, à la vue de la tortue égarée dans le jardin de la Citadelle, sera de la déposer sur le dos, bien au soleil, en coinçant sa carapace avec de petits cailloux pour l'empêcher de se relever - Frangin pourra compter, outre sur son dieu, sur l'aide de Honorbrachios (= Bras d'Honneur), illustre philosophe éphébien, initiateur de la théorie qui voit le monde comme un disque porté par 4 éléphants, eux-mêmes soutenus par une tortue gigantesque se mouvant dans l'espace. Vorbis et son clergé qui, pour leur part, ne conçoivent qu'un monde idéalement sphérique ( = la sphère est la forme divine par excellence) ne supportent évidemment pas pareille hérésie et rêvent de s'emparer d'Ephèbe et d'y brûler la célèbre Bibliothèque.

Le soutiendront encore, parfois sans en avoir une conscience très nette, l'apprenti-philosophe Tefervoir, neveu de Honorbrachios et ingénieur de génie ainsi que le sergent Simonie, Omnien qui a vu sa famille massacrée au nom de la religion par les armées de Vorbis et qui, en conséquence, espère bien en tirer vengeance un jour ou l'autre et plutôt aujourd'hui que demain. Et bien sûr, la cohorte des autres dieux du Disque-Monde, depuis Io l'Aveugle, leur doyen, jusqu'à Petulia, déesse éphébienne des ... euh ... des péripatéticiennes (ou "messalines peintes", comme on dit à Omnia.)

Ah ! oui, notre ami la Mort fait bien sûr ses apparitions coutumières. La scène finale, où il donne sur Vorbis un avis aussi juste que sans appel, est, je crois, l'une des plus belles et des plus optimistes des "Petits Dieux."

Un roman bien plus profond qu'il ne veut le paraître et qui contribue à faire de Terry Pratchett un romancier d'un talent époustouflant. ;o)

* : vraiment, ça vous rappelle quelque chose ?

** : ça aussi, vous êtes sûr ?

*** : non, là, je crois que vous avez mauvais esprit. Jamais Terry Pratchett n'aurait osé ...

**** : puisqu'on vous dit que toute ressemblance avec tout culte existant ou ayant existé ne serait que pure et malencontreuse coïncidence .... ;o)