Witches Abroad Traduction : Patrick Couton

"Mécomptes de Fées", douzième tome de l'illustre saga des "Annales du Disque-Monde", est ainsi dédicacé :

Dédié à tous ceux qui - et pourquoi pas ? - après la publication de Trois Soeurcières, ont submergé l'auteur de leur version personnelle de La Chanson du Hérisson.

Pauvre, pauvre de moi ..."

"La Chanson du Hérisson", qui affirme pratiquement à chaque couplet que "le hérisson est le seul animal à ne pas pouvoir se faire met ***" est comme qui dirait, tous les aficionados de Pratchett le savent, l'hymne de Nounou Ogg, celle qui, dans le convent de sorcières créé par Magrat Goussedaille, symbolise la Mère. Un hymne qui va comme un gant à une femme qui a eu on ne sait plus trop combien de maris légitimes, toute une foule d'amants (eh ! oui, Nounou n'a pas toujours eu qu'une seule dent ... :wink: ), une pléthore d'enfants et une surpléthore de petits-enfants pour lesquels elle restera à jamais "Nounne."

Or, un ouvrage dédié à tous ceux qui ont eu l'idée ingénieuse de combler les vides dont Terry Pratchett, pour des raisons de censure évidente, s'est vu contraint de ponctuer un hymne aussi noble ne peut être qu'un bon livre. (Sauf aux yeux des fanatiques religieux de tous poils, bien sûr mais ceux-là n'ont pas droit de cité sur ce blog, c'est bien connu.)

La qualité de "Mécomptes de Fées" dûment établie, sachez que l'action commence à Genua, une ville qui rappelle beaucoup à vrai dire la Nouvelle-Orléans et, de façon générale, l'état du Mississipi. (A ceci près qu'on n'y croise pas d'Américains.) On y voit un individu qui ne peut être qu'un zombi planter un épouvantail dans les marais et, sous les ordres d'une femme à l'accent créole, le parer d'une queue de pie et aussi d'un beau chapeau-claque.

Puis nous revenons dans les montagnes du Bélier où Désidérata Lacreuse, sorcière doublée d'une marraine-fée de son état, se prépare à accueillir la Mort. A celui-ci qui décline poliment la tasse de thé qu'elle lui propose, Désiderata conte l'histoire d'une petite fille illégitime, prénommée Illon, et dont elle fut l'une des deux marraines-fées*. Illon est née à Genua justement et son autre marraine-fée, Lilith, a pour elle des projets que Désiderata, en dépit de son décès, entend bien réduire à néant.

Et c'est là que Désidérata place ce petit morceau d'anthologie - morceau d'anthologie pour tous ceux qui, comme moi, vénèrent la personnalité hors du commun de Mémé Ciredutemps :

... ... Faut que j'envoie (Mémé, Nounou et Magrat) toutes les trois à Guénua. Il le faut parce que je les ai vues là-bas. Faut qu'elles y aillent toutes les trois. Pas facile, avec des femmes pareilles. Faut user de têtologie.** Faut s'arranger pour qu'elles décident toutes seules d'y aller. Suffit qu'on demande à Esmé Ciredutemps de se rendre quelque part pour qu'elle refuse, par esprit de contradiction, alors dis-lui qu'elle ne doit pas y aller, et elle va y courir sur du verre pilé. C'est ça, le truc, tu vois, avec les Ciredutemps. Z'aiment pas s'avouer battues. ... ...

Gentiment diabolique, Désidérata a pris la précaution de léguer sa baguette magique (sa baguette de marraine-fée) à Magrat Goussedaille avec une lettre dans laquelle elle la charge d'aller protéger Illon à Genua mais surtout sans s'encombrer de Mémé et de Nounou, "qui bouzilleraient tout."

Et bien entendu, Magrat, mise hors d'elle par l'une des réflexions dont Mémé a l'habitude d'accabler sa gaucherie naturelle, finit par montrer le fameux message. Du coup, rien ni personne, pas même Io l'Aveugle, le plus grand des dieux du Disque-Monde en personne, ne saurait empêcher Mémé Ciredutemps d'accompagner Magrat à Genua, traînant dans son sillage une Nounou Ogg toujours d'aussi bonne humeur et qui, de son côté, a préféré emporter avec elle son chat, Gredin, de peur qu'il s'ennuie "loin de sa Môman."

"Conte sur les contes" comme le définit lui-même son auteur, "Mécomptes de Fées" jette sur les contes de notre enfance un éclairage tout-à-fait nouveau et des plus surprenants. La "bonne marraine-fée" y est en fait la mauvaise, celle qui veut imposer aux autres un destin dont ils n'ont que faire, ceci dans le seul but de se ménager le Pouvoir pour elle seule. Pour ce faire, elle n'hésite pas à "s'entraîner" sur des loups comme le fameux Loup du "Petit Chaperon Rouge", sur trois petits cochons à qui, un jour, elle donna l'envie de construire une maison - comme si les cochons avaient besoin d'une maison semblable à celles des hommes ...

Et comme toujours chez Pratchett, sous l'humour décapant - la transformation provisoire de Gredin en séducteur est l'un des moments les plus comiques de toute l'histoire - pointe une gravité que trop de ses lecteurs ignorent. Le monde de Pratchett est fou, c'est vrai, mais il est aussi très cruel, même si la chose se voit moins que dans le nôtre. Pas plus sur le Disque-Monde que sur notre bonne vieille planète bleue, il n'est recommandé de jouer avec le Destin, faute de voir celui-ci se retourner contre vous, ainsi que l'apprendra trop tard l'orgueilleuse Lilith dont je vous laisse découvrir les liens de parenté avec ...

Avec quelqu'un. Voilà.

Côté dialogues, c'est du délire mais c'est aussi un régal. Nounou Ogg boit toujours autant - et vous constaterez que l'absinthe n'a guère d'effet sur des sorcières bien nées. Mémé Ciredutemps se refuse à dormir dans un lit autrement qu'en conservant ses solides bottines, "pour ne pas avoir froid la nuit" - et en plus, elle ronfle. Gredin est probablement le seul chat du Multivers capable de s'offrir un vampire au repas et de ne pas s'en sentir plus indisposé que ça. Enfin, ne manquez pas la ferme qui tombe du ciel sur ... Nounou Ogg, laquelle a, pour ce voyage, étrenné une toute nouvelle paire de bottines couleur rubis.

Il y a aussi un chemin de briques jaunes et des nains, des bateaux à aube et des tricheurs professionnels qui ont le malheur de confondre Mémé Ciredutemps avec une pauvre petite vieille incapable de distinguer un oignon d'une andouille (cf. le jeu de Monsieur-l'oignon-l'andouille) et puis un zombi nommé le baron Saturday, un grand-duc d'une beauté extraordinaire qui n'est pas exactement ce qu'il devrait être, une Cendrillon (= Braisillon) qui se refuse à l'épouser, des citrouilles qui poussent un peu partout dès lors que Magrat brandit la baguette que lui a léguée Désidérata et des miroirs, un peu trop de miroirs, que Mémé se fait un plaisir de briser dès qu'elle les aperçoit.

Bref, une fois de plus, on ne s'ennuie pas.

Bonne lecture et sachez que vous retrouverez bientôt Mémé Ciredutemps, Nounou Ogg et Magrat Goussedaille dans :

Nobliaux & Sorcières. ,o)

* : les marraines-fées vont toujours par deux sur le Disque-Monde alors que, chez Perrault, elles vont souvent par trois.

** : synonyme reconnu de "sens de la psychologie" dans le langage des sorcières.