I was Dora Suarez Traduction : Jean-Paul Gratias

Le sous-titre de "J'étais Dora Suarez" est "Un roman en deuil." De fait, c'est un roman épouvantable qui distille à chaque page la tristesse et le désespoir.

Certes, ce n'est pas le premier roman, noir ou pas, qui fonde son intrigue sur les abîmes que peut atteindre l'instinct sexuel lorsqu'il ne trouve pas à se satisfaire. Ce n'est pas non plus la première fois que le lecteur se trouve confronté à un personnage de flic franc-tireur, qui hait sa hiérarchie mais que celle-ci garde sous le coude parce qu'elle a besoin de lui pour certains "coups durs."

Mais en parallèle, c'est un roman noir complètement fantasmatique puisqu'on peut l'interpréter comme un cauchemar poisseux de sang et de sperme, mais un cauchemar qui ne pouvait naître que dans un cerveau masculin. Ecrit à la première personne - ce qui, selon Maurice-Edgar Endrèbe, n'est pas toujours la solution idéale pour éviter toutes les invraisemblances - le livre conte en principe l'enquête menée par un officier de police britannique qui, question caractère, mêle celui de Rick Hunter à celui d'un Hiéronymus Bosch - une sorte de "Dirty Harry" en fait. Il traîne après lui un passé familial assez lourd puisque sa femme, prise de folie, a assassiné jadis leur petite fille de 8 ans.

Profileur avant la mode, notre sergent se place alternativement dans la peau du Tueur et dans la peau de l'une des victimes, Dora Suarez, chanteuse en boîte de nuit et prostituée occasionnelle. (Comme il a découvert l'espèce de journal intime de Dora, il en livre au lecteur de larges extraits qui révèlent d'ailleurs une femme beaucoup plus fine et beaucoup plus instruite que la prostituée traditionnelle.)

Le flic tombe amoureux de sa victime - ce qui, là non plus, n'est pas très nouveau. Et son désir de mettre le grappin sur l'assassin devient obsessionnel.

Bien entendu, il finira par l'abattre dans une sorte de "duel" - là encore eastwoodien. Mais l'une des choses les plus dérangeantes dans ce livre, c'est que le lecteur aura hésité pendant toute sa durée entre l'horreur légitime que lui inspire le meurtrier et une pitié qui fulgure çà et là avec une confondante intensité. Car l'"entraînement" auquel se soumet le Tueur après chaque crime a quelque chose de dantesque - et ne pourra que faire grincer des dents masculines.

Dans cet univers de rackett, de drogue et de prostitution, ce sont les hommes qui mènent le jeu. Pour s'enrichir encore et encore ou alors pour assouvir leurs besoins sexuels envers et contre tout, ils ne reculent devant rien. _Et Cook dépeint là-dedans une Dora Suarez qui symbolise toutes les femmes obligées de subir ces violences. C'est dans le portrait qu'il nous brosse du milieu interlope fréquenté par Dora qu'il est le plus juste : si répugnantes que soient de telles pratiques, elles existent et n'ont qu'une fin : le profit, la jouissance à tous prix.

Sous l'ossature du roman noir, Cook tente de placer l'une de ces critiques sociales qui lui étaient chères. On peut juger différemment du résultat obtenu mais je ne crois pas que la générosité de l'auteur puisse être mise en doute. Tout comme il sait, en posant son point final, qu'une société qui n'exploitera plus les faibles (à commencer par les femmes) relève de l'utopie pure et simple. Ce qui le désespère, et son lecteur avec.

A tort ou à raison, je crois qu'un homme et une femme ne peuvent qu'avoir des visions différentes de ce roman. La femme sera peut-être choquée et souffrira pour Dora mais elle ne sera guère étonnée - à moins qu'elle ne soit très, très naïve. L'homme au contraire sera choqué non par le sort imposé à Dora mais par le fait que ce sort est l'accomplissement logique de l'instinct de puissance masculine poussé jusqu'à son paroxysme. Que ce soit un homme qui raconte l'histoire et qu'il prête sa voix aussi bien au Tueur qu'à sa victime ajoute encore à l'effet de déstabilisation recherché par l'auteur.

Mais je suppose aussi que Cook a dû avoir beaucoup de mal à aller jusqu'au bout. Sa dédicace le laisse d'ailleurs entendre. ;o)