Emporté par son orgueil, le maréchal de Luxembourg, que nous avons déjà évoqué comme le vainqueur de Neerwinden et futur "Tapissier de Notre-Dame", commit un crime que Saint-Simon ne put jamais lui pardonner et qui nous vaut de voir le mémorialiste s'enfoncer pour la première fois dans les méandres d'une généalogie, en l'espèce celle des Luxembourg. Ce qui nous prend cinq pages de l'édition de La Pléiade, extrait d'arbre généalogique compris.

N'ayez pas peur : je ne m'y attarderai pas. ;o)

Retenons en gros que le maréchal-duc était, par sa naissance, un Montmorency, comte de Bouteville. Mais le prince de Condé, son protecteur (et plus encore celui de sa soeur), lui fit contracter mariage avec Madeleine de Clermont-Tonnerre, fille unique de la seconde union de Marguerite de Luxembourg (nous y voilà ! ), duchesse de Piney, avec Charles-Henri de Clermont-Tonnerre.

Ce duché de Piney, qui avait été accordé à François de Luxembourg en 1577, s'accompagnait d'une pairie, mais d'une pairie femelle, c'est à dire qu'elle ne pouvait se transmettre qu'aux femmes.

Or, dès son mariage, le futur maréchal de France s'empressa bien évidemment d'adjoindre les armes de la maison de Luxembourg à celles des Montmorency mais aussi - mais surtout - d'entamer une longue série de démarches afin d'obtenir le duché et la pairie de Piney.

Grâce à la protection du prince de Condé qui lui fit parvenir des lettres nouvelles d'érection pour le fameux duché, il y parvint et fut donc reçu duc et pair au Parlement le 22 mai 1662. Seulement, nous précise Saint-Simon, "il y prit le dernier rang après tous les autres pairs."

Si vous avez suivi jusqu'ici (ne vous inquiétez pas : il m'a fallu une demi-heure pour faire ce résumé généalogique), je passe au crime reproché par le mémorialiste à celui sous les ordres duquel il avait servi à Neerwinden.

"... ... M. de Luxembourg, fier de ses succès et de l'applaudissement du monde à ses victoires, se crut assez fort pour se porter du dix-huitième rang d'ancienneté qu'il tenait parmi les pairs, au second, et immédiatement après M. d'Uzès. ... ..."

Suit la liste des dix-sept pairs de France que le maréchal veut coiffer au poteau. Louis, du de Saint-Simon, y occupe quant à lui le douzième rang, entre le duc de Richelieu et le duc de La Rochefoucauld.

Et voici l'un de ces terribles portraits que savait si bien brosser Saint-Simon :

"... ... L'intrigue, l'adresse, et, quand il le fallait, la bassesse servait bien (M. de Luxembourg.) L'éclat de ses campagnes et son état brillant de général de l'armée la plus proche et la plus nombreuse lui avaient acquis un grand crédit. La cour était presque devenue la sienne par tout ce qui s'y rassemblait autour de lui, et la ville, éblouie du tourbillon et de son accueil ouvert et populaire, lui était dévouée. Les personnages de tous états croyaient avoir à compter avec lui, surtout depuis la mort de Louvois, et la bruyante jeunesse le regardait comme son père et le protecteur de leur débauche et de leur conduite, dont la sienne, à son âge, ne s'éloignait pas. Il avait captivé les troupes et les officiers généraux ; il était ami intime de M. le Duc ( 1 ), et surtout de M. le prince de Conti, le Germanicus d'alors ; il s'était initié dans le plus particulier de Monseigneur ( 2 ), et enfin, il venait de faire le mariage de son fils aîné avec la fille aînée du duc de Chevreuse, qui, avec le duc de Beauvillier, son beau-frère, et leurs épouses, avaient alors le premier crédit et toutes les plus intimes privances avec le Roi et avec Mme de Maintenon.

Dans le Parlement, la brigue était faite. Harlay, premier président, menait ce grand corps à la baguette ; il ( 3 ) se l'était dévoué tellement qu'il crut entreprendre et réussir ne serait que même chose, et que cette grande affaire lui coûterait à peine le courant d'un hiver à emporter. Le crédit de ce nouveau mariage venait de faire ériger, en faveur du nouvel époux, la terre de Beaufort en duché vérifié sous le nom de Montmorency et, à cette occasion, il ne manqua pas de persuader à tout le Parlement que le Roi était pour lui dans sa prétention contre ses anciens, lorsque, bientôt après, il la recommença tout de bon. Le premier président, extrêmement bien à la cour, l'aida puissamment à cette fourberie, de sorte que, lorsqu'on s'en fut aperçu, le plus grand remède y devint inutile : ce fut une lettre au premier président, de la part du Roi, écrite par Pontchartrain, contrôleur général des Finances et secrétaire d'Etat, par laquelle il lui mandait que le Roi, surpris des bruits qui s'étaient répandus dans le Parlement qu'il favorisait la cause de M. de Luxembourg, voulait que la compagnie sût par lui ( 4 ) et s'assurât entièrement que Sa Majesté était parfaitement neutre, et la demeurerait entre les parties, dans tout le cours de l'affaire. ... ..."

( 1 ) : en d'autres termes, Condé, protecteur de Luxembourg et amant de sa soeur.

( 2 ) : le Grand Dauphin, fils aîné de Louis XIV.

( 3 ) : il faut lire : M. de Luxembourg.

( 4 ) : "lui" est ici mis pour le président de Harlay.