Precious Bane Traduction : Jacques de Lacretelle et M. T. Guéritte.

Situé bien évidemment dans le Shropshire, "Sarn" est le roman dont l'héroïne, Prudence, dite Prue, Sarn, affligée d'un bec-de-lièvre, tenait probablement le plus au coeur de Mary Webb. L'histoire, certes, se termine bien mais le chemin qui mène à cette fin heureuse (et morale) est jonché de cadavres.

Nous ne sommes pourtant pas dans un roman policier. L'intrigue débute alors que Gedeon, le frère de Prue, entraîne sa soeur et leur amie, Jancis Beguildy, la fille du rebouteux et sorcier local, à "sécher" le prêche du dimanche. Le danger encouru est grand car, tous les quatrièmes dimanches du mois (le pasteur ne se déplace dans la paroisse que ces dimanches-là), le père Sarn a l'habitude de les interroger sur ce qu'ils ont entendu à l'église. A la moindre erreur, il cogne. Et dur !

L'inévitable se produit. Tentant de recoller entre eux les bribes du sermon que lui a rapporté Tivvy, la fille du sacristain, qu'il avait chargée d'écouter à leur place, Gedeon s'embrouille tant et si bien que le père court chercher la houssine. Mais sa colère est si grande qu'avant même d'avoir porté le premier coup, il tombe raide mort, d'une apoplexie.

A l'enterrement, ainsi qu'il est d'usage dans cette contrée rurale, le prêtre demande s'il y a un "mangeur de péchés" pour le mort. A l'époque - nous sommes en pleine guerre franco-anglaise, avant la Restauration de Louis XVIII en France - un pauvre ou un mendiant acceptait d'absorber le pain et le vin déposés au pied du cercueil et, ce faisant, de se charger ainsi des péchés du défunt afin que celui-ci pût se présenter le coeur en paix devant Dieu. On lui donnait en sus un peu d'argent pour sa peine.

Mais Gedeon, déjà hanté par le désir d'amasser un maximum d'argent pour se sortir de la condition où l'a placé sa naissance, n'a pas requis l'assistance du "mangeur de péchés." Comme il ne croit ni en Dieu ni en Diable - même s'il ne le dit pas - il s'est décidé à remplir lui-même ce rôle pour son père. Il en profite pour arracher à sa pauvre mère la promesse publique de lui céder l'intégralité du domaine familial s'il accomplit l'indispensable rituel. L'assistance est choquée car tout le monde voit, dans cet entêtement, un signe de grands malheurs.

Ce qui n'empêche en rien Gedeon de "manger" les péchés de son père. Sarn est à lui ...

Je n'en dirai pas plus pour ne pas gâcher le plaisir de ceux qui n'ont pas encore lu ce roman où abondent les descriptions aussi poétiques et minutieuses de la campagne anglaise. A lire certains passages, on reconnaît sans peine dans l'écriture de Mary Webb l'âme d'une écologiste avant la lettre mais une écologiste consciente à la fois des beautés et des perversités que recèle la nature.

Même si son héroïne est profondément imprégnée des versets et chapitres de la Bible (surtout les plus poétiques, les plus littéraires), Mary Webb fait cependant de Prue une femme qui cherche à se libérer dans l'apprentissage de la lecture, puis de l'écriture. En certaines occasions, Prue révèle également des qualités traditionnellement masculines - comme la détermination dont elle fait preuve pour sauver l'homme qu'elle aime de la morsure d'un chien féroce. Autant Gedeon, dont le caractère, lui aussi, est puissamment affirmé, nous paraît en fait bien faible tout au fond de lui, autant sa soeur est le vrai, l'authentique "pilier" de la famille.

Mais la malformation congénitale dont elle a souffert, et qui incite les paysans trop frustes à voir en elle une fille du Diable allant danser au sabbat sur les collines, la rend en même temps timide et elle accepte trop facilement de se sacrifier, de s'effacer. L'empreinte de la religion et de la superstition est telle que, si intelligente qu'elle soit, Prue se pose souvent la question elle-même : pourquoi le lièvre a-t-il croisé le chemin de sa mère alors que celle-ci l'attendait ?

Tel qu'il est, c'est-à-dire moins achevé que "Gone to earth" ("La Renarde"), "Precious Bane" (que l'on peut traduire littéralement par "Le Fléau Précieux") et que les traducteurs français ont choisi avec sagesse de transposer en "Sarn", le nom du domaine où se situe l'essentiel de l'action, est un roman envoûtant, plein de brumes et de murmures, de violences et de beautés, et qui, par bien des côtés, n'est pas sans rappeler la froide et pure beauté des tragédies grecques. ;o)