Madame Wakefield Traduction : Jean-Marie Saint-Lu

En 1835, dans la lignée du "Rip Van Winkle" de Washington Irving, père de la littérature américaine, Nathaniel Hawthorne, dont l'un des aïeux avait été parmi les juges des fameuses "sorcières" de Salem, imagina un conte mi-fantastique, mi-absurde, où un homme, Charles Wakefield, quitte un jour le domicile conjugal sans rien dire, sans même aucun motif avoué, pour s'en aller vivre dans la rue voisine.

Dans "Madame Wakefield", Eduardo Berti reprend le conte mais le restitue du point de vue de l'épouse délaissée qui, on s'en doute, dès lors qu'elle réalise que l'homme à perruque roussâtre qui déambule dans Grub Street et qui ressemble tellement à son mari disparu sans tambour ni trompettes est réellement son époux, n'arrête pas de se poser des questions.

Elle va s'en poser pendant très précisément vingt longues années, feignant d'être veuve et refusant dans la foulée la demande en mariage d'un ecclésiastique séduit par sa réserve et son deuil, le révérend Webster. Et, au-delà des vingt années, son mari sonnera à la porte, elle lui ouvrira, tout rentrera dans l'ordre pour le souper et, le lendemain matin, il sera mort dans son sommeil.

Sans que ni Mrs Wakefield, ni Amelia, sa servante, ni bien sûr le lecteur n'aient compris les raisons qui avaient poussé notre étrange héros à quitter son foyer.

Seul indice - enfin, si l'on peut dire : l'exemplaire de "Don Quichotte" qui, avec quelques vêtements, était la seule chose que Wakefield eût emporté pour tout viatique lors de sa si longue fugue.

Divisé en chapitres très courts, prenant parfois avec humour l'"estimé lecteur" à témoin, ce livre d'un peu moins de 250 pages nous pose donc une énigme qui ne sera jamais résolue à moins que nous ne trouvions tout au fond de nous-mêmes les raisons (la soif d'une "autre chose", la soif de liberté, la maladie mentale, qui sait ? ...) qui guident son protagoniste. On suspecte même parfois Wakefield d'être le fameux "Ned Ludd", leader invisible d'un mouvement populaire dirigé contre l'implantation des machines à tisser dans cette Angleterre qui, lorsque l'action débute, en 1809, est encore en guerre avec Napoléon Ier.

Kafka aurait fait certainement plus noir, plus étouffant. N'empêche : c'est vrai qu'il y a, dans "Madame Wakefield", quelque chose d'absurde qui le rappelle - à moins qu'il n'évoque Ionesco ou Beckett.