C'est un roman assez court mais qui foisonne, c'est vrai. De personnages mais surtout d'impressions, de couleurs, de mille images sur l'Inde. Le premier roman que j'ai lu sur ce pays était "La Mousson" de l'Américain Louis Bromfield et j'en étais sortie (j'étais pourtant très jeune à l'époque) avec la certitude qu'on ne pouvait faire pays plus coloré, plus chaud que l'Inde. Bromfield, qui n'y était jamais allé, dépeignait cette contrée avec un amour que je n'ai pas trouvé par exemple dans E.M. Forster. Avec Arundhati Roy, qui est Indienne, cette passion, qui se combine souvent à une exaspération latente envers le système de castes par exemple, est bien au rendez-vous.

Mais c'est un drame qui se vit ici, dans cette atmosphère lourde et paresseuse, où le passé et le présent entremêlent leurs lents tissages d'araignées. Dès le départ, on sait que ce drame tourne autour de la mort de Sophie, la fille de Chacko et de son épouse anglaise, Margaret. La petite fille, "Sophie Mol" comme on l'appelle lorsqu'elle arrive en Inde pour y retrouver son père biologique, est morte noyée une quinzaine d'années plus tôt, dans un accident qui fut maquillé en kidnapping et en meurtre par la grand-tante des héros, Baby Kochama.

Avec leur mère, Ammu, elle aussi disparue et morte dans la déchéance, les jumeaux Rahel (la fille) et Estha (le fils) sont les personnages-clefs du livre. Deux enfants nés de l'union d'un père fonctionnaire qui s'adonnait trop à la bouteille pour que son épouse, un jour, ne finisse pas demander le divorce.

En ces années 60 qui s'achèvent (le drame se place en 1969), Ammu a en effet osé divorcer pour revenir chez elle, auprès de sa mère, Mammachi et de sa tante, Baby. Pour ces femmes qui ont connu l'époque où les Intouchables se devaient de s'éloigner à reculons en balayant jusqu'à leurs propres traces sur le sol, Ammu n'a pas de "statut légal" - ce que les jumeaux, voletant entre l'Hindi et l'Anglais, déforment en "Statue L'Egale." Certes, elles la tolèrent mais elles n'en pensent pas moins : Ammu a en elle quelque chose d'incontrôlable et de masculin.

Aussi la grand-mère et la grand-tante ne ressentent-elles pas un amour extraordinaire pour les jumeaux. Baby surtout semble vraiment les détester. Il est vrai que Baby est une aigrie ...

Quand Margaret, qui a jadis divorcé elle aussi de Chacko pour se remarier avec un Anglais, devient veuve de celui-ci, son premier mari lui propose de venir passer la Noël dans sa famille, à Ayanemen. Il espère ainsi revoir la seule femme qu'il ait jamais aimée et, bien entendu, la fille qu'elle lui avait donnée, la petite Sophie.

Et, en dépit des espoirs de Baby Kochama, Sophie sympathise très vite avec ses jumeaux de cousins.

A partir de là, tout est en place et la pièce peut se jouer avec, en toile de fond, l'amour que Velutha, l'Intouchable, ressent pour Ammu. Amour partagé mais amour voué à la Mort, on s'en doute.

Le drame final entraînera la désagrégation de la famille Kochama. Chacko s'exilera au Canada. Margaret ne se pardonnera jamais d'avoir amené sa petite fille avec elle pour ce fameux Noël. Ammu sera chassée de la maison de ses ancêtres. Velutha ... Velutha, vous verrez bien, hélas ! Quant à Rahel et à Estha, ils seront séparés. La première restera auprès de sa grand-mère, le second sera, selon l'expression de Baby Kochama, "renvoyé à l'expéditeur", c'est-à-dire à son père divorcé.

A 31 ans, Estha reviendra à la demeure familiale. Mais il sera devenu muet, comme si la mort de Sophie, la liaison d'Ammu et surtout la disparition de celle-ci l'avaient figé quelque part, entre le Passé et le Présent. Il faudra tout l'amour de Rahel, revenant elle des USA où elle avait émigré à sa majorité, pour le ramener - un peu, un tout petit peu et d'une façon très particulière - à la réalité, une réalité où Baby Kochama, maintenant âgée de 83 ans, fait plus que jamais figure de parasite borné et haineux, dans la droite ligne de ces fondamentalistes de tout poil qui, au nom de Dieu, ne savent qu'infliger malheur et torture à leurs semblables.

Un beau livre dont il ne faut guère s'étonner qu'il ait connu un tel succès. Oui, il y a des méandres mais l'Inde, dans toute ses beautés et dans toutes ses hideurs, n'est-elle pas, justement, que méandres - nos méandres originels peut-être ?