On s'attend à un film fantastique, ce qui est normal puisque l'oeuvre du Coréen a obtenu le Grand Prix ainsi que le Grand Prix du Jury Région lorraine au Festival de Gérardmer en 2004. Mais "Deux Soeurs" va bien au-delà en s'appuyant sur une intrigue habile et surtout subtilement dévoilée. __ Deux soeurs, Su-mi et Su-yeon, reviennent avec leur père dans la demeure familiale d'où semble les avoir chassées une mystérieuse maladie dont on paraît d'ailleurs douter qu'elles soient effectivement guéries.__ Les y attend leur belle-mère, une jolie femme aux yeux inquisiteurs que Su-mi méprise et dont Su-yeon a visiblement très peur. Le père ... Que dire du père ? Comme le lui jettera plus tard sa fille aînée : "Tu n'es même pas un père !"

Autour d'eux, une maison soyeuse, bruissante, avec ces couleurs admirables qui ont toujours caractérisé - en tous cas à mes yeux - le cinéma asiatique et des planchers qui grincent sous les pas de spectres invisibles ouvrant des portes aux gonds très mal huilés. Curieux, d'ailleurs, tous ces grincements : les tapis et les moquettes semblent déborder tant ils envahissent chaque recoin ... Si l'on ferme les yeux, on pourrait sentir, c'est certain, cette odeur d'encaustique patiemment vieilli qui peuple toutes les vieilles demeures bien entretenues. Quant à la cuisine ... ah ! mesdemoiselles et mesdames ! quelle merveille de propreté presque clinique avec des éléments d'un vert qui n'est pas sans rappeler celui des blocs chirurgicaux.

Dès la première nuit, une galopade retentit à l'étage, réveillant la belle-mère que l'on quitte, assise sur son lit, visiblement mal réveillée. Nous passons alors dans la chambre de Su-yeon, la plus fragile des deux soeurs et là, non sans délectation, nous voyons la porte s'ouvrir en grinçant et une main aux ongles manucurés et vernis, une main féminine, se poser délicatement sur le chambranle. Puis, la caméra avance tandis que Su-yeon, morte de peur, serre désespérément les paupières et le spectateur voit la couette se retirer lentement, comme happée par une main hors champ. Enfin, à nouveau une galopade et plus rien : Su-yeon est seule et court se réfugier chez Su-mi.

Peu à peu, le spectateur attentif va relever un détail troublant : toutes les fois que le père parle à Su-mi, il agit tout à fait comme si Su-yeon n'était pas là, en tous cas comme s'il ne la voyait pas. Lors de la scène qui se déroule sur la véranda, la chose est d'autant plus frappante que le réalisateur ne filme que Su-mi, assise sur la gauche et son père, cadré sur la droite.

Autre détail, qu'il faut conserver à l'esprit : le coup de fil à demi-chuchoté que le père passe dès son arrivée à une personne inconnue, confiant à celle-ci : "Non, son état ne s'améliore pas ..."

Mais l'état de qui ? L'état de Su-mi ? après tout, elle revient de l'hôpital ou du moins le croyons-nous. L'état de sa belle-mère, à qui son mari, lors du premier repas, distribue deux cachets blanchâtres avec un verre d'eau ?

Après la visite du beau-frère et de sa jeune épouse et le repas qui nous fait voir la belle-mère prise d'une crise de gaieté quasi hystérique à l'évocation des aventures de jeunesse qu'elle partage avec les invités, on finit par se convaincre : c'est elle, la seule, la vraie malade. D'ailleurs, en se baissant pour ramasser au sol une curieuse pince à cheveux, n'aperçoit-elle pas une main cadavéreuse qui jaillit de dessous le placard de l'évier pour lui saisir le poignet ?

Bien sûr, la vérité est beaucoup plus complexe. Et, j'ai le regret de le dire, infiniment plus triste. "Deux Soeurs" est en fait une authentique tragédie grecque impliquant un fatum qui se manifeste, c'est vrai, essentiellement par le personnage de la belle-mère mais dont, bien qu'elle ne soit vraiment pas sympathique, elle n'est pas non plus la seule responsable. A la différence de Su-mi, le Destin, d'ailleurs, finira, lui, par avoir raison de cette marâtre qu'on est tenté de qualifier de modèle.

Si vous n'avez pas eu l'occasion de voir ce film à sa sortie, il y a quelques années, et même si le fantastique vous tente peu d'ordinaire, visionnez cependant ces "Deux soeurs" qui, sous quelques très belles paillettes d'épouvante classique, dissimulent une histoire superbe et sensible, remarquablement mise en scène, ce qui ne gâte rien.

Mais avant de vous installer dans votre fauteuil favori pour visionner la cassette ou le DVD, assurez-vous d'avoir bon moral : pareil film n'est pas recommandé aux dépressifs. D'autant qu'il faut avoir le bonus du deuxième DVD pour entendre un psychiatre coréen (du Sud) nous affirmer que, finalement, tout cela se termine de façon positive.

PS : le trio d'actrices est remarquable : Im Soo-Jung dans le rôle de Su-mi, Moon Geun-Young dans celui de Su-Yeon et Yeom Jeong-A dans celui de Eun-Joo, la belle-mère.