Cécile et moi avons passé pas mal de temps à regarder des photographies sur lesquelles tu n'apparaissais pas - et pour cause. Du coup, me revoilà ce soir en train de songer et de me souvenir ...

Bien que nous ne fussions pas jumeaux, tu as emporté avec toi un petit bout de moi-même.Celui-ci a trembloté, pâli et puis a semblé s'évaporer dans l'atmosphère. Un peu de moi-même a rejoint l'Au-delà. Oh ! non, on ne meurt pas en un seul jour : on s'en va peu à peu, parcelle par parcelle, avec parfois un gros morceau qui se détache d'un coup, à la suite de ceux que l'on a aimés - et même, je le crois, de ceux que l'on a tellement haïs parce que, il y a très, très longtemps, on a cru en leurs sourires. Le dernier jour ne vient que pour la machine, pour cette carcasse à qui Turenne reprocha de trembler, pour cet assemblage de nerfs et de muscles, de graisse et de peau qui se refuse jusqu'au bout à lâcher sa prise.

Nous sommes en fait comme nos granits celtiques sur lesquels la mer, sans cesse, se jette et se fracasse et qui, en apparence - mais en apparence seulement - ne vacillent pas d'un pouce et qui pourtant, lentement, irrémédiablement, s'usent et se fragilisent.

Demain, j'irai donc voter en songeant à toi, persuadée que nous nous serions sans doute chamaillés, avec délices et comme des chiffonniers, par téléphone (malgré tes 53 ans et les 47 qui sont les miens) et que nous n'aurions pas voté pour le même candidat. Mais quand viendra le soir, il n'y aura pas entre nous de ces discussions passionnées qui, pour nous, rimaient avec la politique. Dieu merci ! j'ai David, qui me téléphonera sûrement et, si ce n'est lui, c'est moi qui le ferai.

Mais cela ne m'empêchera pas de penser à toi. Je t'imaginerai, allumant lentement une cigarette et me disant, de ta voix lente aux accents vaguement métalliques : "Eh ! bien ! Les jeux sont faits ! Que va-t-il en résulter ? ..." Et je t'entendrai évoquer le pire - assurément. Et comme je ne pourrai pas te répondre que tu es un incorrigible pessimiste, je sais que, demain soir, pour une fois dans ma vie, cette description quasi amoureuse du pire - tu n'étais pas né pour rien sous le signe du Scorpion - me manquera.