Il vient un temps où, probablement lassés de se morfondre dans les méandres les plus imaginatifs du cerveau, les personnages décident de passer à l'action et d'exiger que leur créateur les couche - enfin - sur le papier. Peu importe pour eux qu'il le fasse en recourant au bon vieux stylo-plume ou au Bic, ou que, plus moderne, il ne les confie directement à l'écran d'un moniteur : l'essentiel est qu'ils prennent forme, mouvement, paroles, sentiments.

C'est sans doute à ce stade que l'écrivain perçoit vraiment combien, tout au fond de lui, il est né double - voire multiple. La force qui l'emporte alors ne lui demande pas son avis : elle s'impose et lui, en face, se soumet parce qu'il ne peut pas faire autrement.

Dans de pareils moments, l'alimentaire lui-même ne compte plus. La personne sociale de l'écrivain, quelle qu'elle puisse être, s'escamote sous une armure d'égocentrisme implacable qui ne le fait plus penser et agir qu'en fonction de ses personnages et de son texte. Il en oublie de manger - et ça, vous pouvez m'en croire, c'est divin ! - et boit à peine, très distraitement et probablement parce que, pour l'organisme au travail, l'eau aura toujours plus d'importance que la nourriture. Ce que l'on peut appeler son regard intérieur, sa pensée, sa vie réelle - celle qui, il le sent bien depuis toujours, est la seule qui vaille pour lui d'être vécue - se confondent avec ses personnages et ses mots. Il n'est plus ni homme, ni femme : il est un texte en marche.

Parfois, quand il est jeune surtout, l'écrivain qui vient tout juste de goûter à cette ivresse des dieux qu'est l'anéantissement dans ses personnages, se dit que, si elle vient à cesser, plus jamais il ne retrouvera cette sensation. Mais il est dans l'erreur. Tôt ou tard, ses personnages, ses mots, son texte, le ramèneront à eux. Après tout, il n'est né que pour eux.