En fait, je ne sais pas ce qu'est vraiment, réellement, intimement la Nourriture.

Pour moi, la Nourriture est avant tout un esclavage, une corvée, un dieu jaloux auquel on doit sacrifier parce que, sinon, on finit par ne plus tenir debout - un autre de ces tours pendables que le Créateur, s'il existe, a cru bon de nous jouer pour mieux se délecter de nos blessures sanglantes. Si je pouvais d'ailleurs, je ne ferais pas de cuisine, je grignoterais du bout des lèvres, je ne mangerais rien.

Mais quand j'ai des peines affectives ou émotionnelles, la Nourriture devient alors nécessité et apaisement. Apaisement bien éphémère et en trompe-l'oeil mais apaisement tout de même. (Chose curieuse, les problèmes matériels, ces plaies d'argent dont le proverbe assure, c'est vrai, qu'elles ne sont pas mortelles, ne m'inciteront jamais à m'abandonner à la boulimie.)

Puis arrive le moment où, au beau milieu de la crise, je m'aperçois - et c'est toujours avec la même horreur - que je mange sans avoir faim. Alors j'arrête - parce que, tout de même, j'ai suivi divers parcours thérapeutiques et que je ne suis plus, malgré tout, une boulimique inconsciente.

D'ailleurs, c'est écoeurant, tellement écoeurant et tellement blasphématoire, de goûter à ce plaisir divin qu'est le chocolat sans ne plus rien percevoir de sa douceur un peu amère, plus rien de sa tendresse et encore moins de la paix qu'il contient !

Du coup, j'essaie de manger normalement, je mange même de la soupe (velouté poireaux-pommes de terre Liebig exclusivement) et ça marche. Pendant quelque temps.

Jusqu'au jour où boum ! l'un des miens a un problème. Mon mari se déconnecte, ma fille aînée s'éloigne dans son rêve, je me demande si la petite cessera de se mettre en position d'échec à l'école et si mon tout petit continuera à développer cette parole qui, chez lui, a eu tant de retard ...

Alors, je deviens comme .... comme ...

Je cherche et moi qui, dit-on, suis si douée avec les mots, je ne trouve pas celui qui s'applique à ce que j'éprouve alors. Aveuglement, cécité, je suis dans le noir et je tourne, je tourne dans le noir, je tâtonne, je cherche, je cherche ...

Je cherche quoi ? je cherche qui ?

L'amour que je n'ai pas eu dans mon enfance. Les parents que je n'ai pas eus. La sécurité dont on m'a spoliée.

Je suis abandonnée. Seule. Pour toujours. Vous pouvez bien être des milliers autour de moi, jamais vous ne pourrez me rendre ce que mon père, qui abusait de moi et ma mère, qui le laissait faire m'ont volé. Eux seuls le pourraient.

Mais mon père est mort - seul, comme un chien, les Erynies ne l'ont pas oublié - et ma mère attend la Mort dans la peur, terrifiée à l'idée que, ainsi que le lui a rabâché la religion catholique où elle fut élevée, il y ait réellement un Au-delà où "ses morts" comme elle dit lui réclameront des comptes ...