Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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Littérature européenne non-anglophone.

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mardi, janvier 24 2012

La Marquise d'O & Autres Nouvelles - Heinrich von Kleist (Allemagne)

Die Marquise von O ... , Das Erdbeden in Chili, Die Verlobung in St. Domingo, Das Bettelweib von Locarno, Der Findiling, Die Heilige Cäcilie oder die Gewalt der Musik, Der Zweikampf

Traduction : M. L. Laureau & G. La Flize Introduction : Antonia Fonyi

Extraits

Rejeté par Goethe, courant d'échec en échec littéraire, optant en définitive, après avoir assassiné la femme qu'il aimait, pour un suicide par balle, Von Kleist mérite amplement la place d'ovni qu'il occupe dans la littérature allemande. Romantique, il l'est par le style (ah ! ces paragraphes à la Balzac, qui n'en finissent pas d'en finir !), par l'amour du mélodrame et aussi par la caractérisation, très début du XIXème, de ses personnages. Néanmoins, au beau milieu de ce que certains (moi la première) considèreraient comme une soupe de mots et d'intrigues un tantinet trop épaisse, jaillissent des fulgurances, des audaces même d'une surprenante - voire choquante - modernité.

L'auteur donne l'impression de se dédoubler et de confier la rédaction de certains passages à son alter ego. Quand on sait l'importance du double dans la littérature romantique et fantastique allemande - fascination que l'on retrouvera au XXème siècle dans la grande époque du cinéma de l'UFA, entre les deux guerres - on se dit que la chose n'est certes pas un hasard. A moins que Kleist ait parfois écrit sous l'influence de certaines drogues - c'est une idée qui vient tout naturellement à l'esprit, je vous l'assure.

Si l'on prend par exemple la nouvelle qui donne son titre à ce volume, "La Marquise d'O ...", on s'aperçoit qu'à une héroïne aristocrate, élevée de telle façon qu'on ne l'a jamais laissée lire le moindre roman ou la moindre gazette douteuse, veuve admirable et mère dévouée, bref, un personnage qui fait corps avec les lois de son siècle, Kleist oppose ce qu'on serait tenté de définir comme un anti-héros même si, à la fin du texte, il finit par rejoindre le giron de la bonne société. Brutal, dissimulateur, guidé par la violence de l'instinct sexuel, le comte F ... est un violeur qui, en outre, a mis à profit l'évanouissement de sa victime pour abuser d'elle. Tout ce qui, dans la nouvelle, relève des pulsions non maîtrisées du comte est exposé avec une franchise qui, pour le public de l'époque, pouvait se confondre avec de la crudité pure et simple.

Mais il y a plus dérangeant : la scène au cours de laquelle la marquise et son père se réconcilient tandis que la mère, qui a facilité leur entrevue, les observe d'abord par le trou de la serrure avant de les rejoindre tranquillement :

... ... L'oreille délicatement collée à la porte, Mme de G ... écouta et perçut les tout derniers mots d'un léger chuchotement qui lui sembla venir de la marquise. Par le trou de la serrure, elle aperçut la fille sur les genoux de son père, ce qu'il n'avait encore jamais admis de sa vie. Elle ouvrit enfin la porte et, le coeur tout débordant de joie, elle vit la marquise silencieuse, la nuque ployée en arrière, les yeux tout à fait clos, affaissée dans les bras de son père. Et lui, assis dans le fauteuil, ouvrant de grands yeux brillants de larmes, posait sur sa bouche de longs baisers brûlants et avides comme un véritable amoureux ! Sa fille se taisait et lui se taisait aussi ; il restait assis, le visage penché sur elle, comme sur la jeune fille de son premier amour, et il lui tournait la tête pour l'embrasser encore. La mère était aux anges ; ( ... ) se penchant de part et d'autre du siège, elle le regarda de côté tandis que, avec un bonheur indicible, il caressait des doigts et des lèvres la bouche de sa fille. ... ...

Dans "Les Fiancée de Saint-Domingue", on s'aperçoit très vite que, sous le pathos romantique, c'est la question des relations sexuelles entre les Blancs et les Noirs qui sous-tend tout le récit avec une connotation dominant-dominé qui n'étonnera pas le lecteur d'aujourd'hui mais dont on se demande ce qu'en pensa celui de l'époque, surtout après l'équipée de Toussaint-Louverture à Haïti. "L'Enfant Trouvé" reprend le thème de l'inceste - mais ici, la mère du fils incestueux ne l'est pas par le sang. Le sommet de l'ambiguïté est atteint par "La Mendiante de Locarno", court récit assez bâtard qui se veut histoire de fantômes et dont l'ambiguïté réside dans la première ligne, lorsque le gentilhomme demande à la mendiante d'aller derrière le poêle. Précisons que, dans cette histoire, s'il y a viol, il s'agit de celui d'une vieille femme handicapée par un homme dans la force de l'âge.__

Bref, vous l'aurez compris, ce recueil, avec son étrangeté et son culte pour l'ambiguïté, titille sans cesse la curiosité du lecteur qui se demande s'il "lit double" ou pas. A découvrir, ne serait-ce que pour partager les impressions ressenties et en débattre. Le lecteur a-t-il l'esprit mal placé ou Von Kleist aurait-il pu prétendre à être le Georges Bataille de son siècle ?

A l'Ouest Rien de Nouveau - Erich-Maria Remarque (Allemagne)

Im Westen nichts Neues Traduction : Alzir Hella & Olivier Bournac

Extraits Personnages

L'art de Remarque, c'est la simplicité - ce qui n'est pas sans étonner ceux qui ont vu les adaptations, plutôt marquées au coin du mélodrame, de nombre de ses romans. Il écrit à tous petits points, pourrait-on dire, mêlant les détails les plus réalistes de l'horreur des tranchées et personnages romancés ayant des allures d'archétypes.

Ce n'est sans doute pas par hasard si le narrateur d'"A l'Ouest Rien de Nouveau" se prénomme "Paul", second prénom de l'écrivain. De même, ce n'est pas non plus un hasard si sa mère décède d'un cancer. Pourtant, avec une étonnante maîtrise, Remarque parvient à établir et conserver avec ses personnages et les faits qu'il raconte le recul suffisant pour, justement, ne tomber ni dans la démonstration pacifiste enflammée, ni dans le mélo qui fera pleurer Gretchen et Margot dans leurs chaumières.

Toute la force d' "A l'Ouest Rien de Nouveau" est là, dans cette alchimie subtile entre la vie et l'imaginaire.

Le ton n'est ni froid, ni impersonnel mais il n'est pas non plus très lyrique. Seules les descriptions d'une Nature qui, dans son éternelle renaissance, demeure somme toute assez indifférente à la guerre, laissent affleurer une poésie douce. L'utilisation systématique du présent de l'indicatif fait entrer de plain-pied le lecteur dans le quotidien du soldat allemand de la Grande guerre, un soldat mal nourri, toujours en quête d'un petit quelque chose pour améliorer son ordinaire, un soldat qui se terre dans les tranchées envahies par les rats pour éviter le feu cinglant des obus, un soldat qui ne peut opposer aux attaques chimiques que la protection d'un masque et aussi son expérience personnelle - surtout, conserver son masque le plus longtemps possible, ne pas l'enlever trop tôt, ainsi que l'ont fait tant de jeunes recrues, sinon c'est la mort, noire et bleue, assurée ...

En face, il y a l'ennemi. Un ennemi mieux nourri et mieux armé - quand il évoque les boîtes de "corned-beef", on voit presque le soldat Remark et ses camarades en train de saliver à cette vision qui, pour leurs estomacs délabrés, équivaut au plus voluptueux des fantasmes - un ennemi plus frais, plus dispos, un ennemi que l'arrivée des troupes américaines à soulager de la pression des fronts multiples. Ce qui n'empêche pas l'ennemi de partager, lui aussi, les tranchées que la pluie incessante transforme en marécages ocre et sang, les entonnoirs creusés par les obus, le désir de plus en plus dévorant de voir s'achever une guerre dont il ne perçoit plus la raison première.

Omniprésente même si son nom est rarement prononcé, la Mort plane sur tout et tous, accomplissant pour ainsi dire machinalement la tâche qui est la sienne. Certes, la victoire, comme l'a dit un jour Napoléon Ier, sera du côté du bataillon le plus fort, c'est la loi, mais la victoire comptera aussi ses blessés, ses morts et ses disparus. La Faucheuse, quoi qu'on en dise, n'a pas vocation de partialité. Et ceux qui s'esquivent aujourd'hui, encore bien vivants, la retrouveront demain, au détour du chemin. Pour les "gueules cassées" et les amputés, pour ceux qui agonisent des heures dans les pires souffrances, ne se montre-t-elle pas, d'ailleurs, plus miséricordieuse que la vie ? ...

Au-delà le message pacifiste qu'il véhicule, "A l'Ouest Rien de Nouveau" constitue également une réflexion - quelque peu perplexe - sur la soif de Mort qui caractérise l'être humain, la guerre ne représentant à la fois que le prétexte et le moyen de l'étancher au maximum.

lundi, janvier 23 2012

L'Ombre de l'Autre - Fatos Kongoli (Albanie)

Kufoma Traduction : Edmond Tupja

Extraits Personnages

Au contraire de celui de Kadare, le style de Kongoli, si l'on en croit la traduction d'Edmond Tupja, est très soutenu, sans pour autant flirter avec une longueur de phrases qui finit par les rendre pratiquement incompréhensibles en une seule lecture. En outre, l'auteur dose ici avec une grande subtilité le réalisme des petits détails quotidiens et l'onirisme diffus et pour terminer aveuglant qui nimbe le décalage, tout d'abord peu marqué et conscient, puis de plus en plus envahissant et basculant dans l'inconscient, avec lequel le narrateur envisage son passé et son présent.

Mais jamais son avenir. Comme beaucoup de héros, semble-t-il, de Kongoli, Festim Gurabardhi, malgré son prénom qui signifie joyeusement "Célébration", se révèle incapable de concevoir un avenir qui, de toutes façons, le terrifie.

Au début du roman, le lecteur a l'impression de se trouver face à deux héros (ou anti-héros, comme on voudra). D'emblée (mais il ne le sait pas), il a sous le nez la faille qui, depuis l'enfance, se creuse dans la personnalité de Gurabardhi et qui, grâce au soutien implacable du système policier et juridique albanais, va finir par l'engloutir tout entière. Mais c'est lentement, en retournant souvent en arrière, sur les pages précédentes, que le lecteur découvre que l'"homme" évoqué à la troisième personne dès le premier chapitre du roman, cet "homme" hanté par les traits creux et sinistres d'un certain juge d'instruction dénommé Valmir D., ne fait qu'un avec Festim.

Au début en tous cas, Festim conserve suffisamment d'humour et de poésie pour évoquer son enfance d'orphelin élevé par une grand-mère et un frère au prénom révélateur, Abel. Poursuivi par les sbires d'Enver Hoxa, Abel a été arrêté sous les yeux du petit garçon, et puis s'est pendu dans sa cellule.

Abel a abandonné son frère mais n'est-ce pas parce qu'il avait deviné que son frère était Caïn ? ... Si tu veux survivre aux Abel de ce monde, ne dois-tu pas, surtout sous une dictature, te transformer en Caïn ? ...

Là, évidemment, le lecteur comprend : il comprend que la démence est latente chez Festim. Une démence engendrée certes par le traumatisme vécu dans l'enfance mais aussi par les conditions d'existence qui furent les siennes à cette époque et que cet enfant hypersensible partagea avec la majorité des Albanais. Conscient d'avoir eu plus de chance que son frère - mais jusqu'à quand ? - Festim Gurabardhi passera le reste de sa vie à fuir, dans la terreur que ne le rattrapent les images de plus en plus chaotiques de son enfance et de son adolescence, ce Valmir A., infect petit tueur de chats qui fut son premier ami et dont le père travaillait pour la police d'Etat, le mari de sa soeur Irma, que celle-ci surnommait Bubi mais qui, pour Festim, devint très vite Valmir B. parce que lui aussi travaillait pour la Sécurité, et enfin le fameux juge d'instruction, Valmir D., qui s'était occupé de sa propre affaire lorsqu'il avait été compromis auprès de la justice pour avoir lu et résumé des livres étrangers pour le compte de son rédacteur-en-chef (qui, d'ailleurs, le dénoncera plutôt que de risquer sa tête).

"L'Ombre de l'Autre" nous invite en fait à partager le cauchemar du narrateur. Mais le pire n'est pas là, non : le pire arrive quand on comprend que ce cauchemar, des milliers et des milliers d'Albanais l'ont vécu - les détails changeaient mais le fond restait le même. Froid, réfrigérant, avec cependant quelque chose de posé, de lent et une pointe d'absurdité typiquement kafkaïenne - qu'est-ce que le stalinisme, sinon l'univers de Kafka matérialisé dans notre réalité ? - ce livre ne peut donner qu'une seule envie : découvrir son auteur et ses autres ouvrages. D'ailleurs, j'ai acheté "Tirana Blues."

Le Général de l'Armée Morte - Ismaïl Kadare (Albanie)

Gjenerali i Ushtrisë së vdekur Traduction : Jusuf Vrioni Introduction : Eric Faye

Extraits Personnages

Sorti en 1963, ce roman est le premier d'Ismaïl Kadare (ou Kadaré), l'auteur albanais le plus lu certainement dans le monde occidental. Malgré la simplicité apparente de la trame de l'action, il s'agit d'un roman difficile à investir - je n'y suis personnellement parvenue qu'à la moitié du texte, c'est vous dire. Pourtant, les phrases sont simples, sèches même mais, curieusement, on a l'impression que cela joue contre l'écrivain. Si simples, si sèches, avec une pointe de maussaderie çà et là : comme si l'auteur s'en voulait (ou se retenait ?) d'écrire. Mais à la réflexion, on se dit que Kadare cherchait peut-être tout simplement son style.

Néanmoins, si l'on persévère, le discours du "Général de l'Armée morte" finit par toucher son lecteur. L'histoire est simple, répétons-le : une bonne vingtaine d'années après la fin de la Seconde guerre mondiale, les représentants d'une puissance européenne ayant combattu et occupé l'Albanie, un général et un aumônier ayant rang de colonel, sont expédiés dans la dictature communiste d'Enver Hoxha afin d'y rassembler les restes de leurs soldats, gradés ou non, jadis tombés et inhumés en terre albanaise. Les deux hommes sont particulièrement soucieux de ramener la dépouille d'un certain colonel Z., issu de l'une des familles les plus influentes de leur pays.

Selon toute vraisemblance et bien que l'auteur les laisse dans un anonymat absolu, le général et l'aumônier sont italiens. Au cours de leur périple dans la boue noire de l'hiver albanais, ils croisent un lieutenant général et un bourgmestre probablement d'Allemagne de l'Ouest, venus eux aussi récupérer leurs morts. Moins heureux que leurs homologues italiens, les Allemands ne disposent ni des cotes, ni des descriptions physiques qui leur permettraient de creuser et d'exhumer sans risque excessif d'erreur.

La funèbre expédition des deux Italiens, entourés d'un expert et de terrassiers albanais, les amène à s'enfoncer dans l'Albanie profonde, dans des villages où ils constatent que rien ne semble avoir été oublié. Cette rancoeur toujours en éveil de l'occupé face à l'ancien occupant culmine avec la scène du mariage durant lequel la vieille Nice, une paysanne dont le mari a été fusillé et la fille de quatorze ans violée par le colonel Z. en personne, jette aux pieds du malheureux général le sac dans lequel, vingt ans plus tôt, elle a enseveli le cadavre de Z., qu'elle avait exécuté de ses propres mains.

"Le Général de l'Armée morte" est aussi une tentative, au début assez timide, puis carrément triomphante et même exaltée, de glorification du caractère de l'Albanais : follement nationaliste, toujours prêt à régler la moindre dispute en faisant parler les armes, fier et tout d'une pièce. La critique du régime d'Enver Hoxha est ici à peine esquissée mais on sent bien, en tous cas lorsque le général et l'aumônier réintègrent la grande ville, une menace latente, celle d'un pouvoir militaire qui ne se pose pas de questions et frappe à tout-va.

Jamais peut-être, pour un "premier roman", aucun auteur ne s'est autant cherché que Kadare dans celui-ci. Si l'on passe le cap de la moitié du roman, ces tâtonnements, cette espèce d'étonnement qu'on sent chez l'auteur face à son propre pouvoir d'écriture, son irritation aussi devant son impuissance à faire vraiment ce qu'il veut des mots (ce n'est un mystère pour personne que l'écrivain a révisé nombre de ses textes, mettant et remettant vingt fois sur le métier des ouvrages qui avaient pourtant été publiés avec son aval) et l'ambiguïté qu'on lui devine envers le régime qui asservit ses compatriotes (il l'asservit certes mais il est aussi farouchement pro-albanais), finissent par inciter à se procurer au moins un autre livre de Kadare. Pour voir. Pour approfondir. Pour comprendre cette fascination que lui-même et son univers semblent avoir exercé et exercer encore sur l'Occident.

Nous en reparlerons. ;o)

dimanche, janvier 22 2012

Beatus Ille - Antonio Muñoz Molina (Espagne)

Beatus Ille Traduction : Jean-Marie Saint-Lu

Extraits Personnages

Bien qu'il s'ouvre en l'an de grâce 1969, qu'un Gainsbourg, sous d'autres cieux, qualifiait à jamais d'"érotique", "Beatus Ille" est un roman sur la Guerre civile espagnole. Un de plus, soupireront certains, excédés et sûrs de découvrir un énième éloge manichéen de ce conflit particulièrement fratricide, avec les Bons - les Républicains - d'un côté, et les Méchants - les Franquistes - de l'autre. Eh ! bien, non ! Ce n'est pas seulement la construction du roman qui est complexe même si parfaitement maîtrisée : la réflexion qui la soutient l'est encore plus.

le 10 janvier 1956, Muñoz Molina n'a pas connu la guerre. Mais il connaît par coeur ses retombées, à savoir la dictature du Caudillo. Une atmosphère étouffante et cruelle contre laquelle se révolte le héros du roman, Minaya, jeune étudiant qui fuit, dès le premier chapitre, la police franquiste lancée à ses trousses car, comme tant de ses contemporains à l'époque mais avec beaucoup moins de chance que la majeure partie d'entre eux (n'est-ce pas, M. Cohn-Bendit ? ( ) le jeune homme est atteint du virus de la contestation. La contestation sous Franco, d'extrême-gauche ou pas, c'est surtout dangereux pour celui qui la porte et Minaya préfère se faire oublier, tout au fond d'une petite ville andalouse où don Manuel, son oncle depuis longtemps perdu de vue, se fait un plaisir de l'accueillir dans sa vaste demeure.

Comme prétexte à son arrivée impromptue après tant d'années, Minaya invoque une thèse qu'il serait en train de consacrer au poète républicain abattu par les Franquistes en 1947, Jacinto Solana. Don Manuel, qui fut l'ami d'enfance de Solana et l'hébergeait encore le jour de son assassinat, ne manque pas d'être sensible au projet et ouvre grand ses portes et ses archives au jeune homme. Derrière les portes, Minaya va découvrir quelques personnages que le passé continue à hanter, de même que les hante le fantôme de Mariana, l'épouse d'un jour de don Manuel, tuée d'une balle en plein front par un tireur inconnu au lendemain même de son mariage. Quant aux archives ... Son oncle les lui a-t-il bien toutes mises à disposition ? ...

Il ne saurait être question d'aller plus loin dans le résumé de l'histoire sous peine de révéler au lecteur la clef de ce drame baroque et pourtant feutré, admirablement mis en valeur par le style riche et poétique de l'auteur. Mais, au-delà du thème central - la résolution, en quelque sorte, d'un secret de famille - c'est l'image, ou plutôt le kaléidoscope d'images tour à tour flamboyantes et ténébreuses laissé derrière elle par la Guerre civile, qui constitue le sujet de "Beatus Ille." Le titre même du roman, emprunté au début d'une ode célèbre d'Horace ( "Heureux qui, loin du monde, étranger aux affaires, / Cultive avec ses boeufs, etc ...") est un clin d'oeil ironique, d'une amertume terrible, à ce monde de reflets qui entend exposer la Vérité seule et indivisible et qui, en réalité, ne montre que l'apparence des êtres et des choses quand il ne s'agit pas tout simplement de ce que l'on veut voir soi-même dans ces êtres et ces choses ...

Même si sa sympathie va sans fard aux Républicains, Muñoz Molina rompt ici délibérément avec l'angélisme manichéen qui est en général de rigueur lorsqu'on évoque la Guerre civile espagnole. S'il parle des horreurs commises par les Phalangistes, il évoque également les lynchages perpétrés par les Républicains : dans une guerre, à plus forte raison quand elle est civile, il n'y a plus d'hommes ni de femmes : il n'y a plus que des massacreurs en puissance. Dire qu'il renvoie les deux camps dos à dos serait cependant inexact : sa démonstration tend surtout à démontrer que rien n'était ni intégralement blanc, ni intégralement noir, que la Pitié n'habitait pas à demeure chez les Républicains pas plus que la Cruauté ne s'était installée définitivement chez les Franquistes. La seule chose qu'il ne parvient pas à pardonner à Franco - et que ne lui pardonnèrent pas non plus beaucoup même de ses partisans - c'est l'emploi des régiments arabo-musulmans contre le camp ennemi. En les lâchant sur les villes prises à l'ennemi, c'est l'Espagne tout entière, à nouveau fraternelle, que le Caudillo a trahie. Muñoz Molina le rappelle, avec simplicité mais fermeté.

Avec ses héros qui n'en furent jamais et ses lâches dont l'Enfer est devenu le compagnon journalier, "Beatus Ille" est un grand livre, une méditation à la fois poétique et réaliste mais surtout impartiale sur la Guerre civile espagnole - et c'est aussi un livre que vous ne regretterez pas d'avoir lu.

L'Aigle Aztèque Est Tombé - Carlo Coccioli (Italie)

L'Erede di Montezuma Traduction : ???

Extraits Personnages

Dans cet épais volume paru chez Plon en 1964, Carlo Coccioli s'est attaché à expliquer "de l'intérieur" la tragédie aztèque (ou mexica, autre nom des Aztèques), cet écroulement d'une civilisation à la fois brillante et sanglante qui parvint, au début du XIVème siècle, à imposer sa loi pratiquement à toute l'Amérique centrale pré-colombienne, à l'exception notable des Tarasques. Pour ce faire, il choisit comme héros et comme narrateur le dernier empereur aztèque, Cuauhtemoc, neveu de Montezuma (ou Moctezuma), deuxième du nom. Celui de Cuauhtemoc signifie littéralement "Aigle-Qui-Tombe." Cela, ajouté aux présages néfastes qui auraient, dit-on, accompagné sa naissance, semblent l'avoir prédestiné au drame qu'il partagea avec son peuple : la défaite finale devant les conquérants espagnols, menés par Fernando Cortes.

Mais, plus que Montezuma II, trop anxieux, trop passif aussi devant les prétentions de Cortes, Cuauhtemoc représente la révolte devant l'envahisseur et la lutte désespérée des Aztèques pour conserver leur liberté et celle de leur pays. Le roman de Coccioli donne une vision cohérente du processus qui devait amener le jeune prince à conspirer tout d'abord contre Montezuma - Coccioli adopte la version selon laquelle Cuauhtemoc aurait été le premier à lancer des pierres contre l'Empereur devenu la marionnette des Espagnols - puis contre Cortes et les siens. On assiste à la transformation d'un adolescent indécis, respectueux de l'opinion de ses aînés, en un chef aguerri et lucide, à qui sa foi atypique, si éloignée de celle de ses ancêtres, permettra de voir au-delà la mort de son Empire.

Car "L'Aigle Aztèque Est Tombé" est aussi une réflexion sur la foi et sur la nature des dieux. Réflexion dépourvue, il est important de le préciser, de toute mièvrerie superflue, réflexion même hérétique pour certains puisque l'auteur, sous le masque de Cuauhtemoc, en arrive à exprimer l'idée que, de Huitzlipotchli, le redoutable dieu de la Guerre si vénéré par les Aztèques (et désigné ici sous le nom de "Sorcier-Colibri") au Christ amené par les vassaux de Charles-Quint, la divinité n'est qu'Une. L'idée n'est certes pas neuve mais l'originalité de Coccioli réside dans le parallèle entre un dieu à qui l'on sacrifiait des milliers de prisonniers de guerre dont on arrachait le coeur et un autre qui, dit-on, envoya son fils sur terre pour que celui-ci s'offrît en sacrifice sur une croix. Lorsqu'il se dirige vers la Mort qui l'attend, à la fin du livre, Cuauhtemoc abandonne derrière lui et les dieux de ses ancêtres, et celui que Cortes tente de lui imposer : il va vers ce qu'il nomme "la lumière verte", laquelle n'est, pour lui, que "paix et joie."

Enfin, "L'Aigle Aztèque ..." constitue un admirable poème en prose, ample, généreux, fleuri de mille images barbares ou émouvantes, cruelles ou pleines de tendresse, un poème qui, ainsi que Coccioli l'indique dans sa préface, doit beaucoup aux codex indiens traduits dans leur langue par ceux qui, parmi les Espagnols, avaient été touchés par la magique beauté de cette civilisation à qui ils assenèrent le coup fatal. Le texte français, d'une qualité exemplaire, a fidèlement respecté la volonté poétique et parfois archaïsante de l'auteur et grâces soient donc rendues pour cela au traducteur dont le nom, malheureusement, nous est encore inconnu.

Si vous ne redoutez pas les romans historiques détaillés, si la civilisation aztèque vous fascine, et si les questions spirituelles ne sont pas pour vous déplaire, vous auriez tort de passer à côté de "L'Aigle Aztèque Est Tombé", ce mémorial littéraire dressé par Carlo Coccioli en hommage au peuple qui a laissé son nom à Mexico et au Mexique.

lundi, janvier 2 2012

Le K - Dino Buzzati (Italie)

Il Colombre Traduction : Jacqueline Rémillet

Eh ! bien, j'ai trouvé ce volume très inégal, chose banale, me direz-vous, et presque immanquable quand il est question de nouvelles. "Le K", qui donne son titre au recueil, est d'une excellente facture. Idem pour, entre autres, "L'Arme Secrète" (les dirigeants internationaux décèdent un à un dans des circonstances énigmatiques dès lors qu'ils commencent à parler de guerre ...), "Le Défunt par erreur" (déclaré mort suite à une erreur dans un journal, un peintre joue le jeu et voit avec stupeur la cote de ses oeuvres atteindre des hauteurs inespérées ...) ou "Pauvre petit garçon !" (vision très particulière de la jeunesse d'un certain petit Adolf ...)

Mais d'autres, notamment le final : "Voyages aux Enfers du Siècle", ne m'ont vraiment pas "accrochée." D'autant que Buzzati fait parfois preuve d'un pessimisme - voire même d'un mépris de la femme - qui me consternent.

Mais le plus ennuyeux, je pense, c'est que Buzzati mêle, à un sens réel du fantastique et à un jouissif humour noir, un surréalisme qui n'a jamais été ma tasse de thé. Le surréalisme me semble ici trop présent, trop absurde, perdant ainsi son authantictité. Peut-être, utilisé à doses plus réduites ...

Enfin, cela ne m'empêchera pas de lire "Le Désert des Tartares" dont j'ai toujours trouvé l'intrigue fascinante.

mercredi, août 11 2010

Un Coeur Si Blanc - Javier Marías (Espagne)

Corazón tan blanco Traduction : Alain & Anne-Marie Kéruzoré avec l'aide de l'Auteur Extraits

C'est à deux reprises que je me suis attaquée à la lecture de ce livre : la première fut un échec mais j'allai jusqu'au bout de la seconde. Mon erreur, je m'en rends compte aujourd'hui, fut de ne pas tenter la lecture à voix haute dès le départ. Il est en effet des textes qui veulent - et même exigent - ce type de lecture : "Un Coeur si Blanc", dont le titre s'inspire de "Macbeth", est de ceux-là.

Selon une technique déconcertante et qui en exaspérera plus d'un, Javier Marías prend un fait, plus ou moins important dans son essence mais qui, pour ses personnages, revêt toujours une importance particulière même s'ils ne le savent pas toujours, et, à partir de là, il brosse tout un livre dans un style soutenu, pointilleux sur les détails les plus criants comme sur les plus infimes, qui encense le point-virgule mais abbhore la phrase courte ou simplement moyenne, et qui privilégie avec éclat les phrases longues, cinglées de virgules et formant souvent un paragraphe tout entier, à la Saint-Simon ou à la Proust.

Avec cela, une analyse au microscope des émotions et des pensées des personnages, une maniaquerie dans le choix de la nuance qui rebute, séduit, irrite, fascine et désespère. Un auteur étonnant, par lui-même traducteur émérite et fin connaisseur des mots et de leur pouvoir, qu'il faut lire par doses homéopathiques certes mais qu'il faut lire - enfin, je le crois. ;o)

"Un Coeur si Blanc" est axé sur le malaise indéfini ressenti par Juan, le narrateur, dès son mariage avec Luisa. Tous deux sont interprètes pour les Nations Unies et partent en voyage de noces à Cuba. Dans leur chambre d'hôtel, un soir, alors que Luisa souffre d'une légère indisposition, Juan surprend la conversation de leurs voisins : un couple illégitime, lui marié, elle non, où est évoqué la mort éventuelle de l'épouse, laissée en Espagne. Ce fragment d'une histoire qu'il ne connaît pas ne va cesser de hanter Juan - et partant Luisa - avant de se révéler, d'une façon bien étrange, liée à son propre passé ...

Au début, c'est vrai : le lecteur se demande où l'auteur veut en venir. Mais il finit par se dire très vite qu'il n'y a pas de fumée sans feu. Et, pourvu qu'il ait la volonté de savoir, il découvre qu'il a eu raison d'insister. Il découvre aussi un auteur tout-à-fait atypique dont la prose et la technique lui laissent, une fois le livre refermé, cette impression, à la fois irritante et agréable, que l'on éprouve en sirotant, par exemple, un jus de citron. ;o)

lundi, août 3 2009

La Marche de Radetzky - Joseph Roth

Radetzkymarsch Traduction : Blanche Gidon et Alain Huriot

Doucement, avec une tendresse infinie et les grimaces ironiques, et même bouffonnes, d'un enfant qui veut dissimuler aux adultes son envie de pleurer, "La Marche de Radetzky" dit adieu à l'Empire des Habsbourg, à ses ors et à sa splendeur autant qu'à ses fonctionnaires un peu trop bornés et à ses incapables. L'ouvrage a cette senteur chaude et parfumée des dimanche matins de notre enfance, quand le soleil brillait sans se préoccuper de la couche d'ozone, quand les cloches sonnaient en prélude à la traditionnelle réunion familiale et quand, enfin, tout était simple ou, tout au moins, le paraissait. La saveur d'un passé qui ne se posait pas de questions et qui ne reviendra plus jamais - mais qui, parce qu'il nous a jadis protégés de ses ailes, nous a rendus plus forts.

Pourtant, de tout ce que j'avais lu ce sur livre, j'en avais conclu qu'il s'agissait d'une charge grinçante et amère lancée à l'assaut d'une double-monarchie sclérosée et depuis longtemps anachronique. En certains lieux, virtuels ou non, Joseph Roth est en effet présenté comme un grand contempteur de l'Autriche-Hongrie, un révolté libertaire, une espèce de Don Quichotte en guerre contre l'impérialisme colonialiste des Habsbourg.

De deux choses l'une : ou bien ceux qui prétendent pareille chose n'ont jamais lu le roman, ou bien, pour une raison inconnue, ils déforment à plaisir son propos.

Certes, à travers l'ascension de la famille Trotta, de la bataille de Solferino durant laquelle le grand-père sauve la vie de François-Joseph Ier, jusqu'à la mise en bière du vieil Empereur en 1916, au beau milieu de la Grande guerre, Joseph Roth ne se fait pas faute de pointer du doigt l'immobilisme suicidaire de la société et de l'Etat autrichiens, engoncés dans un centralisme militaire et un système de castes aux relents moyenâgeux. Il souligne également combien le multi-ethnisme de l'Empire, en s'ouvrant aux idées nationalistes qui annonçaient le XXème siècle, a, plus que tout autre facteur, contribué à sa perte.

Mais avec quelle tendresse, avec quelle indulgence un peu amusée ne s'attarde-t-il pas, en parallèle, à nous dépeindre l'intégrité foncière de ces Trotta qui furent si nombreux dans l'Empire et qui parvinrent si longtemps à le maintenir au premier rang de l'Europe ! Du grand-père qui hait le mensonge au petit-fils qui se fait tuer par devoir, en allant chercher de l'eau pour ses camarades, en passant par le fils, préfet strict et discipliné qui n'a jamais pu réaliser son rêve, servir dans la cavalerie, Joseph Roth fait de ces archétypes les gardiens vigilants et héroïques d'une société en laquelle, malgré ses inégalités, ils continuent à croire, et plus encore les gardiens de l'Histoire de leur pays dans ce qu'elle a de plus grand et de plus noble.

Joseph Roth, qui dut assister, impuissant, à la montée en force du nazisme, a peut-être eu la tentation de considérer comme inutiles les touchants efforts de ses personnages pour conserver leur intégrité morale au milieu d'un monde en décomposition. Et pourtant, sa "Marche de Radeztky", en dépit de son désenchantement et de son infinie nostalgie, n'est pas un chant du cygne : c'est celui d'un phoenix. ;o)

lundi, janvier 19 2009

Le Mystère de la Crypte Ensorcelée - Eduardo Mendoza

El Misterio de la Cripta Embrujada Traduction : Anabel Herbout & Edgardo Cozarinsky

A travers cette intrigue policière résolument tournée vers l'absurde, Mendoza entend dresser un tableau aussi vivant que possible de l'Espagne faisant ses premiers pas dans l'après-franquisme. Au premier rang des cibles visées, comme si souvent chez les Espagnols, lesquels ont tant souffert de l'Inquisition et de la toute-puissance de l'Eglise catholique en leur pays : le clergé, nonnes et religieux confondus, évidemment prêts à tout pour conserver leur pouvoir.

En dépit de tous mes efforts - et j'en ai fait - je n'ai pu accrocher à ce roman relativement court (180 pages chez Points format Poche), et ceci en dépit de l'un des styles plus plus soignés qu'il m'ait été donné de lire. Le style constitue d'ailleurs selon moi le problème de base : en effet, ainsi qu'il l'affirme à maintes reprises, le narrateur n'a suivi que des études très sporadiques. Ce qui ne l'empêche pas d'user d'un langage particulièrement choisi, à la limite de la préciosité. Bon, évidemment, on pourrait voir en lui un autodidacte mais là aussi, quelque chose bloque.

Or, si le lecteur ne croit pas au narrateur du récit ...

Pourtant, cette intrigue basée sur la disparition, puis la réapparition mystérieuses de deux jeunes pensionnaires, à plusieurs années de distance, dans la même institution religieuse madrilène, a de quoi séduire. Surtout ceux qui apprécient l'humour absurde et matois. Dommage, vraiment, qu'on ait parfois l'impression que l'auteur s'écoute écrire. ;o)

mardi, novembre 25 2008

La Peau - Curzio Malaparte

La Pelle Traduction : René Novella

Moins dense que le magistral "Kaputt", dédié à la fin d'une certaine Europe, "La Peau" traite du débarquement de l'armée américaine en Italie, opération qui débuta pendant l'été 1943 avec la libération de la Sicile. Mais c'est à Naples - Naples exangue, Naples affamé, Naples livré aux vainqueurs - que Malaparte nous entraîne dès les premières pages, à la suite de soldats américains, Blancs et Noirs, découvrant un monde où, pour eux, tout est mystère.

Mystère l'indifférence avec laquelle cette toute jeune fille dévoile sa virginité devant une assemblée de militaires que son père (ou son oncle) a rassemblés dans sa chambre. Mystère que les naines si laides du Pendano di Santa Barbara qui trouvent cependant très vite preneur dans le monde de la prostitution. Mystère - encore plus tragique peut-être - que ces mères immondes qui vendent leurs petits garçons et leurs petites filles aux soldats marocains venus avec les troupes du commandant Lyautey. Mystère que la torpeur assouvie du Vésuve, véritable dieu antique vers qui monte le petit peuple, bannières religieuses et curés en tête, pour lui offrir présents et animaux sacrifiés.

Mystère et horreur du "Vent Noir", ce vent de Mort qui rappelle à l'écrivain le spectacle de juifs crucifiés par les Nazis en Pologne. Mystère et horreur pour la fin du chien de Malaparte - âmes sensibles, passez votre chemin comme je l'ai fait.

Humour, noir bien sûr, lors du dîner du général Cork, quand une certaine puérilité made in USA, qui prend tout au pied de la lettre, se trouve confrontée aux réalités d'un peuple plusieurs fois centenaire. Ou encore lors du "Triomphe de Clorinde", où l'auteur restitue à sa manière incomparable la fraternité naturelle unissant la haute noblesse et la plèbe napolitaine.

Mais aussi des moments lourds, glauques, malsains, à la limite du fantastique, comme la cérémonie uraniste à laquelle assistent Malaparte et un ami américain. Ou encore le tribunal imaginaire des Foetus où l'écrivain déprimé croit voir s'agiter et parler un Mussolini que, finalement, il absout.

Car la lucidité de Malaparte est aussi fidèle au rendez-vous lorsqu'il clame son mépris pour "les héros du lendemain", ceux qui ne se seront jamais battus, ceux qui auront fait le dos rond sous l'Occupant mais qui, bien à l'abri derrière les Shermans américains, s'auto-proclameront seuls vainqueurs - et seuls vrais patriotes.

Un livre plus amer, moins trépidant que le merveilleux "Kaputtt." Mais un livre presque aussi puissant où l'on retrouve avec bonheur le style coloré et ample d'un écrivain visionnaire. ;o)

samedi, novembre 8 2008

Mephisto - Klaus Mann

Mephisto Traduction : Louise Servicen

Le seul reproche que l'on pourrait faire à "Mephisto", c'est un début un poil trop lent même si la scène d'ouverture se situe à une réception donnée par Goering et son épouse, c'est-à-dire alors que Hendrik Höfgen est déjà devenu l'acteur du IIIème Reich.

D'un autre côté, cette lenteur s'allie bien avec ses débuts provinciaux et cette sensation d'enlisement dans la petite-bourgeoisie de province - son milieu natal - qui l'étouffe à un point tel qu'il est prêt à faire n'importe quoi pour prouver au monde qu'il s'en est sorti.

Le premier acte par lequel le futur comédien marque sa volonté d'en finir avec son enfance minable, c'est son changement de prénom. Il troque donc un "Heinz" tout ce qu'il y a de plus banal pour le très raffiné Hendrik, méprisant au passage la forme "Henrik" qui avait convenu à un Ibsen mais qu'il jugeait pour sa part trop plébéienne.

Maintenant, a-t-il du talent ? Oui, c'est indéniable. Ses pires ennemis eux-mêmes - et il s'en fait pas mal - ne le lui dénient pas. Sur scène, Hendrik Höfgen est un grand, voire un très grand. Seul bémol - qui ne retentit qu'à la fin, après la représentation d'"Hamlet" : il n'a pas cette grâce innée qui permet au comédien d' "être" tout et n'importe qui. Sa personnification du prince de Danemark est bonne, certes mais elle ne transcende rien : pour une fois, Hendrik Höfgen n'habite pas son personnage, Hamlet le fuit et le nargue car Hamlet n'est pas, ne sera jamais du côté des vainqueurs.

Autant qu'un réquisitoire implacable contre la lâcheté et le carriérisme, le "Mephisto" de Klaus Mann est aussi l'histoire d'une fascination amoureuse, celle que l'auteur éprouvait pour l'acteur Gustaf Gründsgen. Car, derrière "Mephisto", c'est bien son ancien amant que Mann met en scène. Il nous conte sa sexualité trouble, orientée vers le sado-masochisme, son impuissance vis à vis des femmes qui, pour lui, symbolisaient la Mère, sa soif d'arriver tout au haut de l'affiche, son désir de puissance et de reconnaissance, ses petites manies, son opportunisme sans vergogne et toutes ses traîtrises : envers ses camarades de scène, envers ses amis, envers son épouse légitime et même, par la réplique finale, celles, encore à venir, envers ses maîtres du moment.

Hendrik Höfgen est comme ça : une belle machine sans âme, simplement préoccupée d'elle-même, encore d'elle-même et toujours d'elle-même.

En toile de fond, les dernières années de la République de Weimar et l'arrivée au pouvoir des Nazis. De la démocratie corrompue qui agonise jusqu'à la dictature arrogante qui va prendre sa suite, Höfgen oscille entre des professions de foi plutôt à gauche et l'amitié du maréchal Goering qui le présentera au Führer. Mais le pire, c'est que, foncièrement, il n'a d'opinion sincère que sur lui-même. Les tourments politiques et sociaux, en fait, il s'en contrefiche - à condition toutefois qu'ils ne nuisent pas à son ascension sociale. C'est parce qu'il se sent menacé dans son confort - matériel et moral - que Höfgen se donne aux Nazis, non parce qu'il partage leurs idées sur la race ou le communisme. Cet homme qui, sur scène, est un sublime "Méphisto", se révèle, dans la vie, un petit bonhomme égocentrique qui traverse l'une des plus grandes tempêtes de l'Histoire sans pratiquement en avoir conscience.

Précis, littéraire et pourtant simple, parfois brillant, le style de Klaus Mann n'a pas, pour les digressions, l'amour qui caractérise celui de son père. Ses personnages sont moins "kolossaux" mais gagnent en complexité même si, bien entendu, le romancier se refuse à rendre subtils l'infernal trio des dirigeants nazis. Cà et là cependant, il nous laisse entendre que Goering (jamais appelé par son nom dans le roman mais toujours désigné sous le terme "l'Obèse" comme Goebbels est "le Boiteux") est bien plus intelligent et même bien plus ouvert qu'il ne veut le paraître.

Enfin, ce témoin privilégié rétablit l'Histoire en toute innocence, bien avant qu'elle ne soit réécrite. Il nous donne en effet du peuple allemand aux prises avec le Nazisme un portrait dépourvu de tout manichéisme. Après avoir lu "Méphisto", on comprend mieux pourquoi, après la guerre, la RFA fit grise mine devant les ouvrages de Klaus Mann : ce qu'il dépeignait ne correspondait pas tout à fait à ce que les vainqueurs voulaient imposer comme seule et unique vision de l'Allemagne hitlérienne. S'il n'y avait que cela dans Méphisto", ce roman vaudrait déjà d'être lu. Mais on y trouve aussi le talent d'écorché vif et l'humanité d'un écrivain qui mérite au moins autant que son père d'être cité avec honneur dans l'Histoire de la Littérature mondiale. Lisez, vous ne serez pas déçu. ;o)

vendredi, août 29 2008

La Nostalgie des Dragons - Demosthène Kourtovik (Grèce)

Hī nostalgía t̂ōn drákōn : mythistórīma Traduction : Caroline Nicolas

Roman extrêmement décevant, "La Nostalgie des Dragons" ne présente, n'en déplaise aux rédacteurs des quatrièmes de couverture, aucune ressemblance avec les ouvrages d'Umberto Eco. Certes, nous apprenons quelques petites choses, ici et là, sur la Préhistoire mais rien d'extraordinairement renversant. Qui pis est, l'intrigue, mal bâtie, boite très bas et, pour tenter de masquer ses faiblesses, l'auteur accumule (dès la seconde moitié du roman) des coups de théâtre qui n'en sont pas.

Une momie préhistorique a été mystérieusement dérobée dans les caves du musée d'Athènes où elle était conservée. Pourquoi, d'ailleurs, était-elle dans ces caves et pas bien en vue et joliment illuminée dans les rayons du musée, telle est la question que les autorités culturelles, puis les forces de l'ordre ne cessent plus, depuis cette disparition, de poser au professeur Ion Dragonas, conservateur du musée dévalisé.

Il semblerait en effet que la momie en question était bien plus vieille qu'on ne l'avait observé. Ce qui lui conférait une valeur exceptionnelle et aurait dû, justement, lui donner accès aux niches les plus glorieuses du musée. Dans ces conditions, comment expliquer sa mise au rancart et sa disparition ? Dragonas ne serait-il pas complice des voleurs ? Pourquoi le vol n'a-t-il pas été revendiqué ? Pourquoi ...

Etc.

Pour prouver sa non-implication dans l'affaire mais aussi pour récupérer ce trésor sans prix qu'est la momie, Dragonas entame une sorte de tour d'Europe de tous les scientifiques et de tous les lieux ayant eu un rapport avec l'objet du délit. La police grecque lui a imposé d'office un "ange gardien", la commissaire Andromaque Koutroubas, avec laquelle il entretient des rapports d'abord très houleux, puis quasi amoureux.

Et l'on voyage, l'on voyage. La momie et ses ravisseurs sont devant nous mais toujours derrière une porte que nous avons à peine le temps de voir se refermer en claquant qu'il faut déjà repartir. La frustration grimpe, grimpe ...

Mais quand l'auteur nous expose les raisons (?) ayant motivé le vol de la momie, elles apparaissent très brouillonnes et, à vrai dire, on n'y comprent pas grand chose. On s'y retrouverait mieux dans le Labyrinthe du Minotaure.

Un livre qui ne laisse pas un souvenir impérissable et à la réputation pour moi usurpée. ;o(

jeudi, août 28 2008

Les Seigneurs du Thé - Hella S. Haasse (Pays-Bas)

Heren van de Thee Traduction : Anne-Marie de Both-Diez

Un roman dense qui m'a surprise sur bien des plans.

Tout d'abord le style. Je sais qu'on compare Haasse à Yourcenar et peut-être est-ce sensible lorsqu'on peut la lire dans sa langue maternelle - ce qui est loin d'être mon cas. Mais Yourcenar atteint à une perfection, à une flamme glacée que, malgré mes efforts, je n'ai pas trouvé ici.

Haasse peint à touches précises et presque naturalistes. On la soupçonne de se référer à un dossier de préparation comparable aux petits carnets dont Zola étayait chaque volume de ses "Rougon." Tout est donc détaillé mais tout aussi est égalisé, nivelé même, pourrait-on dire. C'est à une analyse d'entomologiste sur la famille Kerkhoven que nous invite la romancière néerlandaise, passant très logiquement d'une vue d'ensemble de la fourmilière des grands colons néerlandais jusqu'au zoom de plus en plus rapproché sur certains éléments (le couple Rudolf/Jenny) avant de replacer finalement leur histoire au sein de la fourmilière qui, entretemps, a vieilli et évolué.

Au début, ça déstabilise un peu et on a l'impression (fausse) de se trouver en présence d'un roman construit de façon très banale, avec des personnages et une intrigue qui ne sortent guère de l'ordinaire.

Et puis, le livre refermé, on se rend compte que, sans hausser le ton, sans forcer le trait, presque sans y toucher, Hella S. Haasse a abordé et travaillé des thèmes on ne peut plus complexes : la société coloniale néerlandaise bien sûr et son rapport avec les autochtones et leurs propres structures culturelles et plus encore le statut de la femme au XIXème siècle. Pas tant celui de la femme indonésienne - qui est pourtant discrètement évoqué - que celui de la femme occidentale, ici personnifiée essentiellement par le triste destin de Jenny Roosegarde Kerkhoven (et de sa mère).

Haasse va plus loin encore en opposant un égocentrisme masculin animé des meilleures intentions (celui de Rudolf, si obsédé par l'idée de prouver à ses parents qu'il est le meilleur, le plus droit, le PLUS, qu'il lui est impossible de se rendre compte de tout ce qui ne va pas dans son couple) à l'amertume de la résignation féminine.

"Les Seigneurs du Thé" est donc un livre à découvrir en sachant qu'on met le pied dans l'univers d'un écrivain atypique, un univers feutré et retenu en apparence, où il n'y a pas un mot qui crie sur le papier plus fort que l'autre, et qui, pourtant, se révèle porteur d'une incroyable vie intérieure, fiévreuse et implacable. ;o)

dimanche, juin 1 2008

Le Brave Soldat Chveïk - Jaroslav Hašek (Tchécoslovaquie)

Dobrý voják Švejk Traduction : Henry Horejsi

Rarement auteur aura si bien mérité le qualificatif de "pince-sans-rire." Car l'humour, chez Hašek, n'est ni lourdaud, ni grossier, ni même vraiment apparent. A l'image de son héros, ce brave homme de Chveïk, que les premières pages du roman cueillent le lendemain de l'attentat commis à Sarajevo contre l'archiduc-héritier d'Autriche-Hongrie, il avance bien tranquillement, s'arrête pour admirer les beautés du paysage, discute éventuellement le bout de gras et passe son temps à faire des "déclarations respectueuses" aux gradés qui défilent.

Il est si fin en fait qu'il contraint souvent le lecteur à suspendre sa lecture et à se relire afin de mieux le saisir.

Anarchiste, il n'épargne rien ni personne et surtout pas l'armée. Mais c'est quand il s'attaque à la religion, avec l'inénarrable personnage du Feldkurat (= aumonier) dont Chveïk est un temps l'ordonnance empressée, qu'il atteint, à mon sens, à ses plus hauts sommets, un Everest d'absurdité matoise et cynique qui aurait émerveillé Jarry.

Tout l'art de Hašek tient d'ailleurs en l'habileté avec laquelle il brosse le portrait de Chveïk, sur lequel ni ses chefs, ni ses lecteurs ne parviennent vraiment à se faire une opinion tranchée.

Chveïk est-il un benêt, un peu simplet sur les bords, qui dit et fait des choses énormes d'audace et d'insolence sans se rendre compte des dangers que cela lui fait courir ?

Ou bien est-il un phénomène de ruse et d'opportunisme qui, sachant parfaitement qu'il ne pourra échapper au conflit qui va endeuiller l'Europe entière, décide de courber les épaules, de faire le dos le plus rond possible et de mettre à profit la sottise et la rigidité d'esprit de l'administration autro-hongroise ?

A moins que Chveïk ne soit fou, purement et simplement. Mais, sur ce point-là non plus, les personnages qui l'entourent comme les lecteurs qui lisent leurs aventures ne parviennent pas à trancher.

Au-delà du mystère de la personnalité chvéïkienne, demeure un livre unique - je n'en ai jamais lu de semblable - d'une gaieté insolite, où la tragédie de la Grande guerre se dissout peu à peu dans l'absurdité des raisonnements de ceux qui la déclarèrent, et qui porte témoignage des trésors de philosophie, d'humour et de cynisme dont le peuple tchèque dut faire montre pour survivre aux longues années de colonisation qu'il traversa. ;o)

vendredi, février 1 2008

Le Petit Monde de Don Camillo - Giovanni Guareschi (Italie)

Il Mondo Piccolo de Don Camillo Traduction : Gennie Luccioni

Difficile, en 2008 - et surtout avec pareille couverture - de pénétrer, même pour la première fois, dans "Le Petit Monde de Don Camillo" sans évoquer instantanément Fernandel dans le rôle auprès d'un Gino Cervi plus vrai que nature en Peppone. Pourtant, si l'on ne se soumet pas à cet exercice, on perdra de vue que, dès sa parution en 1948, ce petit recueil de saynettes mettant en scène les deux célèbres opposants connut un très grand succès. Partant, on passera sur les qualités intrinsèquement littéraires de l'oeuvre de Guareschi. Et ce serait dommage, croyez-moi.

Pourtant, ce n'est pas le style qui compte ici. Guareschi a la phrase concise et un peu sèche du journaliste rôdé. Mais son sens de l'humour, sa générosité et son humanité lui permettent, à travers des personnages en principe italiens, de créer des archétypes qui peuvent prétendre à l'universel.

Don Camillo, le curé anti-conformiste, est une espèce de géant "aux poings terribles". Ensoutané de noir, selon l'usage, il n'hésite à retrousser ses manches pas plus pour creuser, maçonner, nourrir des vaches affamées par un piquet de grève ... que pour brandir son fusil (ou une mitraillette) ou se jeter en pleine bagarre.

De l'aspect physique de Peppone, on retient surtout son foulard rouge, insigne de ses conviction politiques et presque de ses fonctions puisqu'il vient d'être élu maire de son petit village. Au "civil", il est garagiste.

Autour d'eux, les villageois, les "Rouges" qui, en cet Après-guerre, tiennent le haut du pavé, et les "Cléricaux", qui entendent bien recouvrer le pouvoir tôt ou tard. Ajoutez à cela que les épouses des premiers veulent toujours faire baptiser leurs enfants et qu'il arrive aux filles des seconds de tomber amoureuses de fils des "Rouges."

De temps en temps, le fleuve pique sa colère et déborde. Ou alors, ce sont les propriétaires fonciers qui refusent de mieux payer leurs ouvriers agricoles. A moins qu'une poule ne ponde, dans le poulailler du presbytère, un oeuf portant en relief une croix finement ciselée ou que Peppone, paniqué à l'idée de voir mourir le plus jeune de ses enfants, ne vienne en catimini déposer un cierge devant l'autel de la Vierge.

On admirera au passage la vivacité des dialogues et l'authenticité des émotions exprimées. Pas une seule fois, Guareschi, au demeurant bon dessinateur, ne cède ici au plaisir de la caricature.

Avec de tels avantages, on comprend qu'il était fatal que le cinéma s'intéressât très vite à ce petit monde niché dans la plaine émilienne, près du Pô. ;o)

La Promesse - Friedrich Dürrenmatt (Suisse)

Das Versprechen Traduction : Armel Guerne

Dès le départ, il faut noter que ce court roman - 155 pages au Livre de Poche - est sous-titré : "Requiem pour le roman policier." C'est en effet l'une de ces intrigues classiques qui foisonnent dans la littérature policière que Dürrenmatt prend ici pour thème : un crime est commis, on ne parvient pas à découvrir le meurtrier mais un policier brillant renonce à une mutation qui ne lui apportait que des avantages pour continuer l'enquête. Révoqué par ses supérieurs, il poursuit sa quête tout seul. Il attend, il attend, il attend mais quand la vérité - qu'il avait flairée bien avant les autres - se fait enfin jour, il y a beau temps que, obsédé par sa théorie, il a sombré dans l'alcoolisme et le dérangement mental.

Je ne sais pas si ça vous arrive aussi mais parfois, lorsque je lis les déductions impeccables de Sherlock Holmes, un diablotin railleur me souffle des idées du style : "Oui, mais si tel indice, si subtil qu'il soit, avait été glissé là à dessein par le meurtrier ..." ou encore : "Et si cela pouvait être interprété plutôt de cette seconde manière ..." Je l'avoue sans honte : le déroulement logique et quasi scientifique qui caractérise les méthodes de beaucoup de détectives de papier a toujours donné des petits boutons au côté résolument littéraire de mon imaginaire.

Pour avoir écrit "La Promesse", Dürrenmatt a dû croiser un démon similaire car son texte dynamite joyeusement tous les clichés de l'enquête à la Holmes ou à la Queen. Mais là où son plaisir se mue en cruauté, c'est quand la fin nous apprend que le malheureux policier avait raison sur toute la ligne : les faits s'étaient bel et bien déroulés tel qu'il l'avait primitivement pensé.

Simplement, il n'avait pas prévu le grain de sable qui empêcha le tueur de rééditer son acte criminel ...

Paradoxalement, cette "Promesse", que j'ai lue avec une grande curiosité, m'incitera certainement à me procurer un de ces jours un autre roman "policier" de Dürrenmatt. ;o=

jeudi, janvier 17 2008

Seul dans Berlin - Hans Fallada (Allemagne)

Jeder stirbt für sich allein Traduction : A. Virelle et A. Vandevoorde

"Seul dans Berlin" s'ouvre dans cette ville, alors que l'Allemagne nazie célèbre l'heureuse issue de la campagne de France, et s'achève six ans plus tard, durant l'été 1946, dans la campagne brandebourgeoise. Personnage commun aux deux époques : Emil Borkhausen, l'un de ces parasites qui, sous n'importe quel régime politique, trouvent le moyen de prospérer aux dépens d'autrui.

A Berlin, Borkhausen, bien qu'il dût, comme tout le monde, faire profil bas devant la morgue de ses voisins, les Persicke, dont tous les membres profitaient honteusement de leurs relations au sein du Parti nazi, détenait encore un certain pouvoir. Le pouvoir de la petite frappe, du petit indic qui louvoie entre les gros poissons pour leur ramener du fretin, petit ou grand. Emil vivait aussi sur le dos de sa femme, n'hésitant nullement à profiter des avantages que lui procuraient ses amants. Enfin, il lui arrivait de s'en prendre à leurs enfants, tout particulièrement à leur fils de treize ans, Kuno-Dieter, ainsi prénommé parce que, de l'aveu même de Mme Borkhausen, l'enfant était en fait le fils d'un aristocrate qui avait eu une fantaisie pour elle.

C'est ainsi que Borkhausen, mettant à profit le climat de terreur quotidienne et de méfiance mutuelle qui règne dans la société allemande depuis la prise de pouvoir par Hitler, cherche à dévaliser l'appartement abandonné par Frau Rosenthal, se met en quatre pour Baldur Persicke, un répugnant adolescent de 16 ans appartenant aux Jeunesses Hitlériennes, fait l'indic pour le commissaire Escherich, fait du chantage à Frau Hete et cause la perte de son ancien acolyte, Enno Kluge.

Dans l'immeuble de la rue Jablonsky où gravite tout ce petit monde, certains parce qu'ils y vivent, d'autres parce que les y amènent leurs obligations professionnelles, il n'y a guère que Otto Quangel et sa femme, Anna, pour ne pas se commettre avec Emil. Les Quangel viennent de perdre leur fils, tué lors de la campagne de France et cette mort va certainement les inciter à se replier encore un peu plus sur eux-mêmes.

De temps en temps pourtant, on les voit sortir, bras-dessus, bras-dessous, pour une petite promenade ... En les voyant passer, personne ne les soupçonnerait - non, pas même Baldur ou Emil - de disséminer régulièrement des cartes postales appelant les Allemands à la résistance dans des cages d'escalier choisies au hasard ...

Il faudra de longs mois au commissaire Escherich avant de parvenir à démasquer Quangel. Encore le moment où celui-ci choisit de se laisser prendre ressemble-t-il plus au premier pas vers une mort souhaitée qu'à un acte maladroit.

Le plus triste, comme le constatera le commissaire, c'est que les pauvres cartes du couple Quangel ne paraissent pas avoir servi à grand chose. Les deux tiers ont été directement remises à la police par des citoyens que la seule idée de les avoir touchées et lues menait au bord de la panique. Le tiers restant ... Qu'est-il advenu du tiers restant ? ...

Quangel et sa femme sont évidemment condamnés, lui à la peine capitale, elle à la prison à vie. /bSéparée de son mari, Anna sombre dans une folie douce qui prendra fin quelques années plus tard, sous les bombardements. Les rares fréquentations des Quangel sont, elles aussi, arrêtées, torturées et, pour certaines, exécutées. bLe commissaire Escherich lui-même, à qui toute l'affaire a ouvert les yeux sur les pratiques du pouvoir en place, se suicide. Et, de combat en défaite, l'Allemagne nazie finit par s'écrouler.

Et c'est là que nous retrouvons Emil Borkhausen, hâve, déguenillé mais toujours aussi ignoble, bien décidé à se faire entretenir cette fois-ci par son fils, Kuno, lequel s'était enfui de Berlin après avoir reçu une énième correction des mains de son père pour l'Etat-Civil. Grâce à on ne sait trop quels renseignements, Borkhausen a appris que l'enfant avait été recueilli par Eva Kluge, l'ancienne factrice de la rue Jablonski, qui avait trouvé refuge à la campagne après que la Gestapo se fût intéressée à Enno, son ex-mari. Il a remonté la piste et, en ce jour de l'été 1946, il se dresse devant la charrette dans laquelle Kuno a pris place pour aller se ravaitailler à la ville.

... La petite scène entre le père et le fils constitue le seul moment de joie véritable de ce roman au style nerveux, encore souligné par l'emploi systématique du présent de l'indicatif, qui fourmille de notations précises sur la vie à Berlin chez M. et Mme Tout-le-Monde pendant l'Age d'Or du nazisme et porte témoignage de toute une époque. En filigrane, la grande question que se pose Hans Fallada : pourquoi la résistance ne s'est-elle pas organisée en Allemagne sur une échelle comparable à celle des autres pays ? Sans le dire expressément, le romancier met d'abord en cause la discipline germanique et le rapport très puissant qui unit l'Allemand au pouvoir, quel qu'il soit. En dernière position seulement, vient cette tare qui afflige Borkhausen mais qui n'est pas représentative du peuple allemand en particulier : la lâcheté, le désir de survivre aux dépens des autres.

Un roman qui ressemble à son personnage principal, Otto Quangel ou encore (et ce n'est pas si paradoxal que ça en a l'air car les deux hommes ont bien des points communs et finissent par s'estimer l'un l'autre) au commissaire Escherich : tranquille, déterminé, mesuré, minutieux et ... impitoyable. L'hommage également d'un citoyen allemand et d'un écrivain de talent à ceux de son peuple qui, malgré tout, eurent le cran de s'opposer aux Nazis. Ne passez pas à côté. ;o)

jeudi, décembre 20 2007

L'Histoire des Rêves Danois - Peter Hoeg (Danemark)

Forestilling om det Tyvende Arhundrede Traduction : Frédéric Durand

Ce roman, qui marqua les débuts en littérature de Peter Hoeg, valut à ce dernier de se voir surnommer "le Jules Vernes danois moderne." N'ayant que très peu lu Jules Vernes, je ne saurais dire si cette comparaison est juste. Ayant en revanche lu "Cent Ans de Solitude", de Gabriel Garcia Marquez, je puis assurer qu'il existe bien des points de ressemblance enter le roman du Danois et celui du Blivien.

L'un et l'autre ont en effet cherché, à travers leurs deux ouvrages, à fixer, par la magie de l'écriture, la vie et le destin de leur pays et de leur peuple pendant une durée bien déterminée. Ce qui change d'un livre à l'autre, c'est ce que chacun des auteurs doit à sa culture personnelle : les solitudes glacées, les jours trop brefs, les racines solides avec la vieille Europe pour l'un et, pour l'autre, les légendes ancestrales, les touffeurs humides et les mille et une explosions d'une natiion en quête de son identité.

Comme Garcia Marquez, Peter Hoeg recourt à des personnages aussi atypiques qu'improbables. Les rôles principaux sont presque tous liés par le sang et la famille qu'ils constituent est à l'image du Danemark, de la fin du XIXème siècle aux années 90 du XXème.

Dans cette fresque haute en couleurs, se croisent et s'entrecroisent donc un aristocrate qui entend arrêter le Temps ; le fils de son intendant qui deviendra un spéculateur richissime avant de fuir en Allemagne à l'aube de la Seconde guerre mondiale ; la petite-fille de la propriétaire d'un grand journal qui, elle aussi, connaîtra beaucoup de problèmes avec le Temps ; un pasteur illuminé, persuadé que sa fille est la nouvelle incarnation du Messie ; le fils d'un voleur légendaire et toute une foule de personnages, tous aux prises non seulement avec leur propre conception du Temps mais aussi, l'on s'en doute, avec les événements qui ponctuent ce Temps - et l'Histoire du Danemark.

A la différence de "Cent Ans de Solitude", "L'Histoire des Rêves Danois" est proprement irracontable. Le style, retranscrit dans une traduction en tous points émérites, est incroyablement littéraire et dense. Bien qu'il soit susceptible de ne pas plaire à tout le monde, il accompagne à merveille cette histoire qui mêle réalisme et onirisme, réflexion sociale et poésie, lucidité et absurdité, cynisme et tendresse.

Un livre remarquable mais à ne lire que si l'on est certain de pouvoir prendre tout son temps pour ce faire. ;o)

mardi, octobre 2 2007

Obéir - Leena Lander (Finlande).

Käsky Traduction : Anne Colin du Terrail

Pendant la guerre civile qui opposa, après la Grande guerre, les bolcheviques et les Blancs finnois, une jeune femme aux sympathies "rouges", Miina, se retrouve prisonnière des Blancs. Si elle n'échappe pas au viol, elle parvient à éviter la mort grâce à l'intercession d'un jäger blanc, Aaro Harjula. Celui-ci l'emmène dans un ancien asile psychiatrique, transformé en maison de détention sous le patronnage du juge Emil Hallenberg, lequel, avant-guerre, était également écrivain. S'ensuit une curieuse et longue opposition entre les trois personnages, avec de nombreux retours en arrière pour chacun d'entre eux, tous les trois cherchant en fait à se retrouver eux-mêmes.

Selon moi, ce livre exigeant mérite une seconde lecture car, pour peu qu'on n'ait pas l'esprit tout à fait disponible - ce qui, j'en ai bien peur fut mon cas - on risque fort de s'y embrouiller très vite. Car tout, ici, est dans le souvenir, dans le reflet, dans le non-dit voire dans l'invention ou le mensonge pur et simple. En outre, les trois personnages principaux sont rongés par un mal-être profond (le jäger un peu moins que les deux autres cependant, il paraît plus stable) qui, en les déstabilisant, déstabilise également le lecteur, si attentif qu'il puisse être.

Il s'agit d'un roman contemplatif, introverti. L'action n'y est que prétexte à la confrontation de trois entités au parcours et aux choix tout à fait opposés et eux-mêmes contradictoires. Et cela est donc susceptible de brouiller les cartes du lecteur.

Malgré cela, j'ai apprécié "Obéir" et je le relirai certainement pour voir si cette première impression, somme toute positive sans être enthousiaste, subsistera. ;o)

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