Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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In Danielis Memoriam.

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mardi, mars 20 2007

Pas de Panique.

10 mai 2005.

Eh ! bien, notre mère a été transportée en Chirurgie viscérale hier au soir. Mais les saignements de l'estomac sont enfin terminés : on l'a constaté après lui avoir fait une quatrième fibroscopie.

Je redoutais une endoscopie. Non pas l'intervention en elle-même mais l'anesthésie qui devrait l'accompagner. Quatre-vingt-deux ans et diabétique, c'est lourd, très lourd ...

Enfin, pour l'instant, le danger est écarté.

Ce qui m'a permis d'avoir notre mère au téléphone ce matin. Je dois avouer qu'elle fait tout pour ne pas m'alarmer. Elle a cependant confessé qu'elle avait souffert le martyr avec ces fibroscopies. Et je la crois : déjà, quand l'estomac est net, la fibro, c'est difficile à vivre mais avec une paroi stomacale à vif ...

J'ai constaté que toute une partie de moi-même voulait qu'elle continuât à vivre encore longtemps. Malgré tout. Je sais que je me répète mais l'homme est un animal vraiment bizarre : tout serait si simple si les sentiments étaient tranchés et déterminés une fois pour toutes.

Non, je m'exprime mal : tranchés, ils le sont. Ce qu'il y a d'étrange, c'est qu'ils puissent demeurer aussi antinomiques devant la Mort sans pour autant faire pencher le fléau de la balance dans un sens ou dans un autre. Je n'ai toujours pas pardonné à RM : je suis bloquée, je ne PEUX PAS le faire. Je n'ai d'ailleurs aucun remords à ce sujet : c'est comme si je NE POUVAIS PAS en ressentir. En parallèle, je NE VEUX PAS qu'elle souffre et je voudrais bien qu'elle vive encore dix ans - mais ça, par contre, je viens juste de m'en rendre compte.

Pour Arthur, notre père, cela a été très différent. D'apprendre sa mort, cela ne m'a fait ni chaud, ni froid. Il était mort, il était mort, point, à la ligne. Il est vrai qu'un père ne porte pas son enfant - et pour cause - pendant neuf mois dans son ventre. A mon avis, c'est là que résident les origines de cette différence de traitement entre RM et Arthur.

Bref Bulletin de Santé.

Mai 2006.

Heureusement que tu es parti avant elle : tu n'aurais pas supporté cette attente, ces nouvelles qui, chaque jour, ont progressé jusqu'à "Etat stationnaire mais, évidemment, si vous pouviez envisager de ..."

Moi, j'ai toujours été plus forte. Même aujourd'hui où, en moi, le "ça" et le "Moi" n'ont provisoirement plus de points de repère. Et le "Surmoi" dans tout ça ? Il ne dit rien. Je suppose qu'il n'ose pas.

Enfin, nous verrons bien ... Il faut encore attendre un peu car, malgré son âge, malgré l'ancienneté de ces ulcères qui attendaient, tapis dans l'ombre, son état - eh ! oui ! - peut s'améliorer et, bien entendu, elle a toute sa tête.

lundi, mars 19 2007

Immobile dans son coin, l'Ankou t'attend ...

10 mai 2006.

Tu le sais, ils ont transporté notre mère dans une unité de soins spéciaux où, aujourd'hui, elle a eu droit à sa troisième fibroscopie pour la semaine. Tu le sais aussi, elle est toujours transfusée (1 kg de sang, ce qui n'est pas rien), elle est sous oxygène et elle est couverte d'électrodes. A part ça, elle reste lucide. Si lucide qu'elle s'est montrée vraiment gentille avec David et l'a, par trois fois, remercié de "tout ce qu'il avait fait pour elle."

Mauvais signe, tout ça.

Je crois bien que l'Ankou s'est installé et a allumé sa pipe d'os pour y brûler quelques herbes cueillies dans nos enclos paroissiaux. Bonasse, patient, presque indifférent, il l'attend, telle une version celtique de la Mort si chère à Terry Pratchett. De l'autre côté, attendant également, David et moi nous préparons, lui sur qui elle a fait le dernier transfert de son fils-victime, moi qui ne suis toujours pas parvenue à savoir si j'arriverai un jour soit à la haïr à jamais, soit à l'aimer pour l'éternité.

Je ne suis même pas sûre, Daniel, que cette part de moi-même, qui la hait pourtant jusqu'à ne plus supporter sa voix, ne ressente pas de l'affliction au moment où je t'écris.

J'aimerais - nous aimerions - qu'elle ne souffre pas et surtout que son esprit se libère au plus tôt. Car ce doit être horrible, avec l'existence qu'elle a menée, de rester lucide jusqu'au bout.

L'autre jour, quand je lui ai téléphoné, elle a enfin reconnu l'hydrocéphalie de Jean-Luc. "Mais on ne disait pas ces choses-là, comprends-tu ? ... Et puis, quand il est né, je t'assure que rien ne se voyait ... C'est quand il est revenu de l'hôpital qu'il était ... que j'ai vu qu'il était ..."

Doucement, avec précaution, je lui ai expliqué que, en règle générale, rien ne se voyait à la naissance - sauf, je crois, pour les petits trisomiques. Je lui ai dit aussi qu'elle aurait dû en parler avec son médecin, avec ma grand-mère, qu'ils auraient dû crever l'abcès tous ensemble et bien faire sortir le pus, même au prix toujours sanglant de la douleur.

__En cet instant, très brièvement, j'ai eu pitié. Pas de notre mère, non. De toute cette souffrance traversée mais refoulée sous le poids de la soumission qui lui a été enseignée, de tous ces non-dits qui criaient pourtant haut et fort - je les entends comme si j'y étais - que si Jean-Luc était différent, c'est parce qu'elle avait osé se marier civilement et que "le doigt de Dieu ..." etc, etc ... Dans cette affaire-là - et en admettant qu'elle ne m'ait pas menti - elle peut passer pour une co-victime même si, là encore, il lui a fallu se transformer en bourreau levant son épée au dessus de ses futurs petits-enfants.

Quel gâchis, bon Dieu, quel gâchis !!!! Quel monstrueux gâchis !!!!!!__

Pour ce qui est de l'inceste de mon père et de cette scène en 1970, je n'ai pas insisté. Je ne voulais pas forcer mon "ça" à effectuer son apparition coutumière, brûlant de haine et de révolte avant de finir par se tordre et se consumer dans ses blessures. Mon "ça" n'est que mal, aux deux sens du terme. Il est douleur, il est haine, il est blessures faussement cicatrisées et qui suppurent au moindre prétexte - il ne veut, il ne peut être autre chose.

RM sait bien qu'elle est tombée avec mon père dans des abîmes qu'elle ne comprend pas mais dont, par contre, elle a eu, j'en suis persuadée, une conscience aiguë : jalousie féminine, jouissance sexuelle personnelle, complicité avec l'homme qu'elle a adoré comme un dieu ... Dans sa voix, j'ai senti l'horreur avec laquelle elle contemplait tout ce passé qui, lui, n'a pas pris une ride alors qu'elle s'acheminait vers la vieillesse. Et j'ai senti combien cette horreur était différente de celle que j'éprouve, moi, parce que, dans cette histoire, RM fut bourreau et non pas victime.

Même aujourd'hui où je sais que la fin ne tardera plus, je ne puis m'empêcher de jauger cet incroyable fond sadique que possédait notre mère et qui jouissait lorsque notre père te poursuivait avec sa hache ou ses ciseaux ou lorsqu'il ... Mais parlons d'autre chose, comme l'aurait chanté Brel.

A-t-elle seulement lutté contre cette tendance ? Je ne le pense pas. Elle s'est laissée porter et son égocentrisme a fait le reste. __Pour notre malheur, à toi, à moi, aux petits ...

La différence entre notre mère et nous, c'est que, chacun à notre façon, de manière peut-être plus agressive pour moi, nous avons lutté. Nous sommes allés plus loin en ce bas-monde qu'elle n'est jamais allée : nous nous sommes dépassés. Ce fut dur - ça l'est toujours pour moi certains jours et ça va être terrible dans les jours qui viennent, c'est certain - mais au moins, nous l'avons fait.__ Sans doute n'en as-tu pris vraiment conscience qu'à l'instant de ta mort tandis que moi, je le sais depuis déjà un certain temps. N'empêche, c'est à notre actif.

RM, elle, s'en va avec un passif terrible, sans que je puisse lui pardonner. Tout au plus ai-je réussi à obtenir qu'elle admette la réalité de ses "erreurs." Mon ami l'Ankou m'y a d'ailleurs beaucoup aidée : sans lui ... ;)

Le problème, c'est que le soulagement là-dedans, si soulagement il doit y avoir, sera pour elle. Moi, je resterai avec mes interrogations, mes révoltes, mes fureurs et mes cynismes.

Mais finalement, c'est sans doute mieux comme ça : après tout, le pilier de la famille, c'était moi.

L'Ankou se rapproche.

01.05.2006.

Suite à une infection brutale de sa jambe droite, vendredi matin, son médecin-traitant s'est montré ferme et a expédié RM à l'hôpital où on pourra enfin pratiquer les examens pulmonaires et cardio-vasculaires auxquels elle avait refusé de se soumettre.

Seule complication : son manque d'appétit et, depuis cette nuit, des vomissements de sang qui laissent présager quelque chose d'assez laid à l'estomac.

Alors, bien sûr, elle pense à ma grand-mère, sa mère, décédée d'un cancer à l'estomac transformé en cancer généralisé en 1967. Elle a bien recommandé à David de ne rien me dire mais quand j'entends ma mère me dire qu'elle n'a pas d'appétit, je trouve cela curieux, forcément ...

J'ai vérifié aujourd'hui ses transits et les ai compararés avec son ciel natal : dur, dur, carré, carré, carré ...

Il faut me tenir prête à toute éventualité.

Pensées Paradoxales.

27 avril 2006.

Parfois, je me dis que, quand RM aura regagné le pays des Lectures Eternelles, je n'entendrai plus sa voix et que ça me fera tout de même quelque chose ...

P.S. : Et vois-tu, ce matin, David m'a appelée. Comme, avec l'obstination d'une vieille mûle blanchie sous le harnais de l'Entêtement, elle avait successivement refusé de se rendre à ses rendez-vous chez le pneumologue et le cardiologue, sa dypsnée de type 3 a fini par revenir, doucement, en catimini et en ricanant probablement sous cape de l'orgueilleuse assurance de celle en qui elle avait élu domicile.

Résultat : une grande faiblesse, un début de phlébite et bien sûr des inquiétudes sur les risques d'une possible embolie pulmonaire. Retour à l'hôpital ce matin.

Avant qu'elle ne s'y rende, j'ai signé en toute hâte un compromis avec mon "ça" qui a donc accepté que mon "moi" lui adressât quelques mots. RM a immédiatement tenté de me culpabiliser - assez timidement il est vrai car elle était plus faible que d'habitude - en me soufflant : "Je n'y suis pas allée parce que j'avais mauvais moral ... (sous-entendu : c'est ta faute, à TOI)" J'ai coupé court sans m'énerver en lui rappelant que son rendez-vous chez le pneumologue avait lieu au mois de mars et que nous nous parlions encore à cette époque.

Incurable.

Le pire, c'est qu'elle mourra incurable. Je te tiens au courant de toutes façons bien qu'il y ait des chances pour que tu aies vent de son départ avant moi - ou, à tout le moins, au même moment.

La Charrette de l'Ankou.

14 avril 2006.

RM, notre mère, l'a entendue qui grinçait à sa fenêtre fin février et, depuis lors, elle a peur. Non pas cette appréhension normale qui est le lot de tout mortel lorsque la Mort se lève pour lui, non pas cette peur qui entoure le "comment" de la chose plus que son "pourquoi." Mais une peur blême et tentaculaire, une peur d'autant plus prégnante qu'elle ne parvient pas à l'exprimer par des mots.

Tous les principes religieux qu'on lui a inculqués, à elle qui naquit en 1924, tous ces sermons qu'elle a suivis d'une oreille, toutes ces hosties qu'elle a ingurgitées, toutes ces vêpres auquelles elle s'est rendue entre notre grand-mère et notre grand-tante, tous ces cimetières qu'elle visitait le dimanche et où notre oncle volait les petits anges papillonnant sur les tombes, rien de tout cela ne lui permet aujourd'hui d'envisager l'Au-delà ainsi qu'elle devrait le faire. __Il y a même pire : obscurément, elle souhaite que l'Au-delà ne soit que néant et que, surtout, elle n'y retrouve aucun de ceux - pas même toi - qui l'aimèrent en ce bas-monde.

C'est la crainte de revoir tous ces visages aimés et redoutés, de percevoir à nouveau ces voix éteintes lui demandant ce qu'elle a fait - et tout ce qu'elle n'a pas fait - alors qu'elle restait seule face à ses responsablités, c'est cette crainte-là qui la tue.__

Car si c'était vrai ? ... __ Si l'Au-delà n'était pas un mythe ? ...__

Pour exorciser ces morts qui, chaque jour, à l'image de la Treizième lame du Tarot Sacré, croissent en chair et en vigueur au fur et à mesure que, lentement, son corps l'abandonne et laisse glisser son esprit vers ces contrées auxquelles elle s'est refusée de penser pendant près de 83 ans, elle interpelle David, elle l'assaille de ses angoisses à elle. Certes, elle réclame de l'aide mais elle le fait avec une telle fureur ...

Au téléphone, tous les soirs, je sens bien qu'elle m'en veut d'être une fois de plus "la Survivante", celle qui "a la foi" (dit-elle avec rancune car enfin, est-ce normal, je vous le demande, qu'une hérétique comme moi ait reçu ce que la religion catholique définit comme une grâce divine ?), celle qui se refuse jusqu'au bout à donner un pardon de convention qui ne vaudrait rien - celle qui ne peut plus le faire ...

Lassée, alors que je l'appelais encore, je lui ai parlé de ce que les protestants, prétend-on, nous envie : la confession. J'ai même demandé à un ami prêtre de passer la voir pour essayer de l'apaiser - un peu. Et RM de me répondre :

- "Une confession, moi ? Pourquoi ? Je n'ai pas de péchés et je n'ai jamais fait de mal ! ..."

Un soir du mois dernier, forcément, ça a craqué. Je tenais depuis quinze jours mais là, franchement, devant pareille suffisance ! ...

- "Ne parlons pas de péchés," lui ai-je répondu. "Tu sais que, pour moi, le terme n'a aucun sens et n'est qu'une survivance de l'esprit de culpabilité judaïque. Parlons plutôt d'erreurs puisque nous en faisons tous. Parfois sans le vouloir, c'est vrai. Mais si tu crois que Dieu existe et si tu penses sincèrement pouvoir t'en tirer en lui soutenant mordicus que, alors que tu voyais mon père martyriser mon frère, tu n'en avais pas conscience, permets-moi de te dire que, même pour une ancienne catholique pratiquante, tu es sacrément gonflée !!!! Quant au reste de ce que tu as vu et laissé faire sans tenter de t'y opposer alors que tu le pouvais, je n'en parlerai pas aujourd'hui. Tu vas vers la fin : je ne suis pas de celles qui s'acharnent. D'ailleurs, ça ne servirait à rien. Mais quand P* viendra pour ta confession, fais un effort pour dire enfin la vérité. Sinon, je crains fort que, après sa mort, ton esprit ne puisse accéder à un niveau supérieur, quel que soit celui-ci. Ce n'est pas pour rien que les Anciens Egyptiens affirmaient qu'il fallait passer sa vie à préparer sa Mort. Toi, tu n'y a jamais songé, tu as toujours cru que la Mort t'oublierait. La Mort n'oublie personne et devant elle, nous nous retrouvons aussi nus qu'à notre naissance. Nos ancêtres celtes le savaient aussi et pour eux, la Mort n'était que le Crépuscule du Matin, celui qui leur ouvrait les portes d'une vie nouvelle. Eux aussi, tu les as reniés."

Résultat : elle avait conclu la conversation en m'assurant, sur un ton de victime, qu'elle allait prier pour moi, la fille indigne ... Comment quelqu'un qui espère voir l'Au-delà se résoudre en néant peut-il prier ?

Il faut dire que, lorsqu'elle évoque les prières qu'elle fait, elle ne parle que de ce que celles-ci peuvent lui "rapporter" : un boursicoteur effréné n'utiliserait pas un autre langage.

Je suis si fatiguée de cette comédie - car cette femme, par son monstrueux égoïsme, sa longue pratique de la manipulation et son refus d'assumer toutes responsabilités, fût-ce envers elle-même, serait capable de mettre sur les genoux un bataillon d'anges gardiens - que j'en viens à aspirer au jour où l'Ankou descendra de sa charrette pour aider notre mère à y grimper.

Ce que j'écris là peut paraître horrible mais je n'en ai pas honte. Cela fait maintenant 46 ans que je "supporte" la psychopompe qu'est RM. Tant que j'ai gardé sur elle quelques illusions, ça allait. Vaille que vaille mais j'avançais toujours. Maintenant, ces illusions ultimes se sont dissipées car la Vérité - qu'elle nous avait cachée sur notre petit frère, à toi comme à moi - l'a rattrapée.

Alors, quand RM mourra, sans doute mon "Moi" en souffrira-t-il un peu mais je suis presque certaine que, pour toutes les composantes de ma personnalité, ce sera surtout une libération.

Surmoi & C°.

En relisant "Les Mots", je souriais de l'assurance un peu naïve de Sartre lorsqu'il affirme n'avoir jamais connu son Surmoi.

La chose me paraît impossible.

J'en suis même à me demander si les Anciens Egyptiens, qui croyaient que l'esprit comportait 9 facettes aussi différentes l'une que l'autre que possible, n'étaient pas plus proches de la vérité que Freud lui-même.

La "trinité" que celui-ci nous a léguée, le Moi tiraillé entre le Surmoi et le Ça, reste cependant une excellente base de réflexion. __Le problème, c'est le Surmoi, toujours à vitupérer, à faire le vertueux, l'aimant, l'attentionné et l'austère, celui qui agit comme l'autruche face à la Haine, au dégoût et à la douleur du Ça.

Et le fond du problème, c'est cette altérité perpétuelle entre l'un et l'autre.__ Avec son "Etrange cas du Dr Jekyll", Stevenson a poussé le raisonnement jusqu'à ses limites et comme il vivait en un siècle éminemment victorien, il a moralisé son histoire à outrance. Son Mr Hyde est un monstre, point, à la ligne.C'est dommage - et la propension qu'a eue le cinéma hollywoodien à en rajouter là-dessus est condamnable même si l'on ne peut que frissonner de délices devant Fredric March et Spencer Tracy.

(Dans la version de Fleming, cette scène sublime et si bien observée où l'on voit Bergman tenter de détourner l'obsession de Hyde et lui proposer une tasse de thé que le monstre, anglais malgré tout jusqu'au bout des ongles, accepte avec la plus grande courtoisie et le plus grand naturel ... !)

Mais c'est la version de Frears, avec John Malkovitch et Julia Roberts, qui, selon moi, restitue le plus honnêtement les affres et la complexité du Ça : oui, le Ça est mauvais et vengeur mais c'est parce qu'il est inapaisé, parce que jamais, jamais, il n'a eu le droit à la parole sans qu'aussitôt, ce fameux Surmoi, tout bouffi de son importance et de sa rigidité directive, ne vienne le poignarder par derrière.

Pour perpétuer la co-habitation pendant toute la durée de la vie humaine, il ne reste donc plus que la solution de l'altérité. Mais dès lors qu'on tente d'analyser le phénomène (relaxation, psychothérapie, etc ...), on se soumet à une souffrance encore plus terrible.

En ce moment, je voudrais n'être plus que mon Surmoi ou mon Ça. Mais pas les deux, surtout pas les deux. D'autant que mon Ça, mon pauvre Ça, si énergique, si bouillonnant d'habitude, encaisse des coups bien cruels avec la mort programmée de ma mère ...

Si seulement je ne pouvais que la haïr ou l'aimer.

Les deux, c'est l'Enfer.

Qu'allait-elle devenir ?

Oui, qu'allait-elle devenir ? ...

Ma foi, depuis trois ans et vaille que vaille, elle survit. De temps en temps, elle se plaint parce que la vie lui a pris trois de ses enfants. Comme elle n'est plus à un paradoxe près - tu la connais aussi bien que moi, sinon mieux puisque tu as vécu pratiquement dix ans seul à seule avec elle - il lui arrive, sans avoir l'air d'y toucher, de me reprocher d'avoir survécu. Mais pour être honnête, il suffit que j'aie un problème de santé pour qu'elle s'en veuille de pareille chose, terrifiée à l'idée que je puisse, moi aussi, retirer définitivement ma mise et l'abandonner à un monde qui, pour elle (du moins je le suppose mais je n'en suis pas sûre) deviendrait alors totalement vide.

De temps en temps, notamment quand des élections se précisent ou que nous parlons politique, nous t'évoquons. Notre mère est toujours aussi consternée de voir que, sur ce plan, nous sommes restés frère et soeur. J'irai même jusqu'à dire que ta mort lui a au moins apporté un soulagement : celui de ne plus avoir à se déplacer pour aller aux urnes.

"Maintenant, je ne vote plus," me déclare-t-elle avec satisfaction. "J'allais voter pour ton frère parce que, si je m'étais abstenue, il m'aurait fait toute une vie. Mais je ne crois pas à tous ces politiciens : je n'ai jamais cru en eux!"

Dieu merci, elle continue à aimer lire. Il y a même du changement sur ce plan, ce changement que toi et moi avons souhaité si souvent mais en vain : elle consent enfin à lire des auteurs non policiers.

En revanche, elle a cessé de regarder la télévision dans les jours qui ont suivi ton départ. J'aimerais bien qu'elle acceptât un petit téléviseur dans sa chambre mais elle s'y refuse, arguant du fait (imparable, hélas !) que les programmes actuels sont idiots.

Je tente alors de biaiser en lui faisant remarquer que certaines émissions passant tard le soir sont en revanche de bonne qualité et que cela se marierait à merveille avec ses insomnies. Mais elle ne veut rien entendre. Enfin, je ne désespère pas.

Pour le reste, David s'occupe bien d'elle même si, bien entendu, elle ne lui en est en rien reconnaissante. En bonne logique, notre mère devrait être à l'heure qui l'est dans l'une de ces maisons de retraite médicalisées où les vieillards attendent une Mort qui semble bien les avoir oubliés. Ses revenus (bien modestes pour plus de 40 ans de bons et loyaux services) d'ancienne fonctionnaire des PTT ne lui permettraient d'ailleurs pas une maison correcte.

En lieu et place, elle a un "aide ménager" d'un style assez particulier puisqu'il s'agit du meilleur ami de sa fille. Le jour, il s'occupe de la maison et la nuit, il est encore là pour veiller sur son sommeil - pardon ! sur ses insomnies. Il lui fait de bons petits plats qu'elle s'empresse de critiquer une fois qu'elle a fini de les absorber. Il se rend régulièrement à la bibliothèque pour lui en ramener des livres - et elle critique aussi son choix tout en lisant ce qu'il lui a apporté! Il lui fait ses courses, va lui chercher son courrier et son journal... De temps en temps même, ainsi que cela se passait avec toi, ils se disputent tous les deux : pour elle, le transfert en tous cas est fait et que demandait-elle d'autre, si ce n'est un "fils" pour l'accompagner jusqu'au bout ?

Bien sûr, elle se plaint de tout et de tous. Elle estime la vie injuste et cruelle. Elle se lamente sur le manque de chance qui a marqué son existence. Du passé, elle ne retient que ce qui peut la présenter comme une victime - et elle nie tout le reste. Elle, dont la mémoire est prodigieuse en dépit de ses quatre-vingt-deux ans, déclare froidement ne plus se rappeler ce qui, dans son passé - dans notre passé - la dérange ou la représente comme le monstre d'égoïsme qu'elle fut bel et bien.

Les jours où le passé revient en force chez moi, cet "oubli" si providentiel m'irrite d'ailleurs tellement que je lui dis son fait par téléphone. Puis je n'appelle plus pendant plusieurs jours : que veux-tu, je dois surveiller ma tension désormais et tu conviendras avec moi que notre mère a toujours eu le chic pour faire grimper la tienne comme la mienne !

La seule chose qui la chiffonne encore de temps en temps, c'est l'"après." La Mort lui ferait moins peur si elle ne la soupçonnait pas de dissimuler un Au-delà bien réel et bourré à craquer de chers disparus prêts à lui poser pas mal de questions sur pas mal de choses.

En somme, si toi, tu as certainement changé en gagnant un autre plan, RM, quant à elle, demeure fidèle à elle-même et à sa politique des Trois Petits Singes. Elle n'a rien vu, elle n'a rien entendu, elle n'a rien dit, elle n'a jamais rien fait : les Autres, ces Autres sans visages, sont les seuls responsables.

Mon Premier Coup de Vieux.

Mon premier coup de vieux authentique est survenu à ta mort. Quand notre mère m'a téléphoné pour me prévenir que, en se réveillant, elle t'avait découvert, tout froid, tout raide, sur ton lit, j'ai vieilli.

D'un seul coup et de façon aussi subtile qu'irrémédiable.

Dans une fiction, mes cheveux auraient peut-être blanchi en une seule journée. Dans une fiction, j'aurais peut-être été incapable de réagir. Dans une fiction, j'aurais peut-être dit que je n'y pouvais rien et que, d'ailleurs, je ne voulais ni ne pouvais bouger d'un pas.

Les fictions sont si romantiques, n'est-ce pas ?

Malheureusement, ce n'était pas une fiction, c'était la vie de tous les jours, un matin dont je ne me rappelle aucune autre caractéristique si ce n'est cette voix noyée de notre mère, ces larmes qui étaient plus celles d'une enfant affolée que d'une adulte responsable et cette question qui revenait sans cesse : "Que vais-je devenir maintenant que ton frère est mort ? ..."

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