Bonjour à tous ;

Je prépare, pour un futur recueil, un abécédaire qui tiendra une place de "nouvelle" au sein dudit recueil. Je compte en distiller ci et là quelques échantillons. Voici donc la lettre "B".

B comme « Barbarisme »

Définition

Barbarisme (nom) : Terme condamné par les puristes comme ne faisant pas partie du bon usage, issu le plus souvent d’une connaissance approximative de la langue. Se distingue de l’anacoluthe par l’involontaire de sa création, et de l’amphigouri par la persistance de la compréhension générale. Exemple : Le terme « transcendantal » est un barbarisme.

J’ai toujours eu une grande admiration pour les institutions qui étudient le fonctionnement logique de la langue. J’ai un grand respect pour ces théoriciens qui ont une observation réfléchie sur le langage, qui relèvent les exemples chez les auteurs. Certains hapax pourtant résistent encore et encore à l’interprétation. Pourtant, que l’homme du peuple l’utilise sans le vouloir, sans connaissance même de son existence, et sitôt le désigne-t-on ; et sitôt l’exile-t-on ; et sitôt dit-on qu’il a tort. Il y aurait-il donc un choix fait quant à la validité d’une expression ? Une telle sera formidable, fort bien trouvée, peut-être même passera dans la langue, la lexicalisera-t-on ; mais la même dans une autre bouche, même dans un lieu identique, même dans une belle répartie, meilleure peut-être que celle d’un Hugo ou d’un Valéry, sera conspuée et raillée. La répètera-t-on en vain, encore et encore dans ces dîners arrosés de curieuses libations, déformée : un tel imitera la voix du premier en caricaturant ses traits ; l’autre prendra une apparence incertaine que tout un chacun identifiera, excepté l’intéressé ; enfin, tout tombera dans l’oubli. L’invention seule ne compte guère. Les conditions d’invention ne comptent guère. L’homme seul compte. Que l’on prenne le premier avant qu’il ne commence sa carrière, qu’il jette son mot à la face du monde et qu’il observe : la plupart se tairont, certains ricaneront ; les plus puristes de tous enfin lapideront le malheureux. Qu’il devienne riche, qu’il édite, qu’il soit reconnu : et qu’alors il vomisse sa création. Tous, si ce n’est quelques rares attardés, ou les derniers puristes, se prosterneront.

Comment reconnaître un barbarisme ? Qui a le pouvoir ? Qui s’approprie le pouvoir ? Si je décide à présent que tous les mots que j’ai tressés jusqu’à maintenant, dans ce texte, sont des barbarismes, me faudrait-il tout réécrire ? Ou bien me faudrait-il reconnaître ma totale incompréhension des règles ? Me faudrait-il avouer que toute ma syntaxe est fausse, que je respecte les dires de mon professeur ou qu’au contraire je la défasse ? Je ne veux pourtant pas inventer le langage à la manière de ces surréalistes ; ni même le déconstruire comme le décomposé de « cratorse » (lira celui qui voudra). Je veux utiliser les mêmes mots, la même grammaire. Mais leur insuffler des sens autrement différents. Non remotiver les expressions figées ou toute autre glace de la langue ; les laisser tel que mais les considérer autrement, comme brusquement le reflet du miroir deviendrait un simple assemblage d’os et de chair : l’œil traverse la simple apparence de la personne et voit la réalité physiologique de l’être. Ainsi j’aimerai regarder le mot : non plus le mot lui-même, mais un assemblage disparate et pour tout dire inconséquent de lettres. Plus même de sons. L’écriture elle-même n’est-elle point cela : une vue sans cœur sur des mots sans substance, des assemblages de signes sans relations aucunes entre eux si ce n’est celles que l’on aura bien voulu leur donner ? Soudain, beaucoup de choses me semblent vides, et comme dénués de tout sens commun. Si tous mots sont barbarismes, si tous mots sont imbéciles : que me reste-t-il ? Serait-ce la mort de ce que je considérais comme le seul tremplin possible de communication ultime et sans compromis ? Et quand j’écrivais que le ciel était bleu, le devenait-il, même en pleine nuit, ou bien ne l’était-il que parce que je le savais et que celui qui me lisait le savait de même ? Créais-je le monde, ou bien ne faisais-je que le dépeindre ?

Analysais-je les crises, ou bien ne faisais-je que le dessiner ? Apportais-je quelque chose de plus, ou bien ne faisais-je que rajouter une couche d’enduit à un mur qui jamais n’en a eu besoin ? Beaucoup de choses me semblent vides. Soudain, c’est toute une volonté créatrice qui semble partir en fumée. Ah ! Me souvins-je pourtant des premières fois que je me mis à composer. Je n’étais pas habité, je m’en rends compte à présent, par une folie créatrice ; mes premiers émois furent dans la rédaction d’histoires déjà contés par vidéos, par théâtre, par sons : et d’y apposer des mots. Ma réflexion à l’époque était de l’ordre du défi : pouvait-on tout dire par des lettres ? Pouvait-on retranscrire toute la complexité d’une scène de cinéma, la couleur, le ton, la parole, la musique, la profondeur de champ, en un mot ? En deux peut-être ? Ou bien trois ? Combien ? De quelle nature ? Pourquoi surtout, si cela était possible, choisir le mot plutôt qu’une autre forme d’expression ?

Je pris le parti de décider que tout était, d’une manière ou d’une autre, racontable. Qu’un mot est plurivoque, et que ce sont la somme de tous ces sens qui permet d’atteindre l’encyclopédisme. Lorsque j’écris « formidable », je me rattache tant à la peur étymologique, qu’à la grandeur néologique. Les sens se complètent sans pour autant se détruire, s’accumulent : il n’y a pas à proprement parler de redite. Je suis atteint d’une légère forme de daltonisme, que je ne saurai médicalement nommer ; ainsi, n’est-il pas dit qu’au même instant, je vois la couleur du ciel, s’il faut rester sur cet exemple, de la même façon que mon voisin. Et si je lui attribue le mot « bleu », cela désigne ma propre vision du monde. Mais, par un enchantement particulier, le même mot sonne différent à celui qui le lit, et il lui accrédite sa propre couleur. Tout un chacun voit ce qui lui convient. Reprenons ma réflexion première : comment écrire une scène d’un film ? Surtout, comment sera-t-elle lu ? Je la décrirai de la manière la plus sincère possible, puis, on lira ; celui qui connaîtra l’œuvre reconnaîtra la scène, et ce sera bon ; celui qui la méconnaît l’inventera, et ce sera bon ; et si un jour ce dernier observe avec attention le film qu’alors il ignorait, sa vision n’en sera que modifiée par ce qu’il a lu auparavant. Sans le savoir, il fit l’épreuve du barbarisme : un terme incongru, incapable de restituer toute la normalité d’une émotion ou d’un objet, mais que l’on peut rattacher systématiquement à un élément du monde connu.

L’existence même du barbarisme me pose un sérieux problème. Certains mots existent pour leur beauté, tout comme il existe des pièces de peinture, ou de sculpture, qui n’existent que pour leur seul esthétisme. Il ne faut chercher le message nulle part, car il n’existe tout simplement pas : et ce serait tordre, dissoudre, neutraliser la beauté première de vouloir à tout prix rattacher une morale à une œuvre qui en est par essence dépourvue. Ainsi, un barbarisme, un mot inventé, peut l’être uniquement pour ses talents sonores ou esthétiques ; c’est un mot vide de toute compréhension. Je trouve ce point parfaitement fascinant.

Morphologie

Quand je prononce le mot « barbarisme », j’entends surtout « barbare », et par là « barbe », les deux mots ayant une étymologie fort proche. Le barbare est, pour les Grecs, l’autre, celui qui ne parle pas la langue du philosophe ; c’est un intrus vulgaire. Cette vulgarité nécessite une absence voulue d’hygiène ; et par là ne se rase-t-il point, et la barbe de le lui pousser. J’aime ma barbe.

J’avoue que primitivement, je me la fis pousser pour des raisons de commodités, et d’ennuis : je ne désirais pas me raser. Je trouvais la contrainte trop forte, cela m’ennuyait. Je décidais de prendre la solution de facilité. Je n’étais pourtant pas avare de ces voyages matinaux, voire nocturnes, dans les salles de bain : je sentais le savon de Marseille, et je découvris que le shampooing pouvait pertinemment bien servir à nettoyer cette pilosité qui grandissait de jour en jour sur ma face, d’abord comme un collier, puis comme un prophète. J’en prenais soin, je la taillais ci et là, m’arrangeais pour qu’elle pousse de manière homogène. Quand bien même cela restait un effort, je jugeais la dépense moins éreintante que le rasage pur et simple. Puis, me vint un jour un changement d’orientation estudiantine ; je faisais tabula rasa ; et je décidais donc tout simplement de devenir glabre. Mais au fur et à mesure du temps, la tentation me fut trop forte : et je me remis à patienter, du reste, avec l’aval de mon amie, qui me préfère, dit-elle, avec cette étrange pilosité.

L’on peut, de même que le mot, considérer la barbe sur deux niveaux : on peut y lire un message, de sagesse, de saleté, d’appartenance à un groupe ou à une école, comme une marque de fainéantise ; mais on peut également ne la considérer que comme une manière d’évoluer dans le temps et dans l’espace, comme un simple ornement esthétique. Ou comme le simple fait que l’on s’en foute. Je crois que c’est surtout ça. On peut prendre mon désintéressement pour du nihilisme ; mais c’est bien plus simple que cela. Le monde m’est partagé en deux : ce qui me soulève, et ce qui me laisse de marbre. Me laisser pousser la barbe appartient résolument à la deuxième catégorie. Que cela plaise à mon amie ou à mes proches, ce ne sont que des « dommages collatéraux » ; que cela me plaise de même. La seule raison valable est, peut-être, de me faire économiser une dizaine de minutes le matin avant que je ne parte étudier ou réviser, et encore. Ces dix minutes-ci, sans doute les aurais-je rattrapé tôt ou tard. L’on ne court jamais contre le temps, on joue toujours avec lui. Il n’est point notre ennemi : sans lui, rien ne se ferait, ou plutôt, tout se passerait au même instant. N’est-ce point une invention humaine des plus pratiques, qui fait que l’on peut voir le soleil se lever et disparaître, la barbe pousser et être rasée et repousser encore, et ce bonheur ineffable de voir son reflet dans le miroir évoluer au fur et à mesure du temps ? J’hésite à parler de néologie physique. Je reste le même, mais j’influe mon sens, et la perception que l’on peut avoir de moi. Le simple esthétisme renforce les amitiés, et amplifie les haines : rares sont ceux qui y restent purement indifférents.

Le barbarisme, peut-être dans de rares méconnaissances de la langue, et encore je puis douter de cela, est toujours issu d’une volonté sincère de plaire, d’abord à soi, ensuite aux autres. Parce que le mot plaît et flatte l’oreille et la bouche, on le lance en espérant trouver un public raisonnable qui saura saisir sa beauté pleine. J’ai une profonde admiration, pour cette raison, pour ma mère, qui avance qu’un mot devrait avoir le nombre de lettres qui lui plaît. Ne l’ai-je pas souvent entendu dire, après avoir proféré une grossièreté, que x lettres n’étaient pas assez pour exprimer toute la haine ou tout le dégoût qu’elle pouvait ressentir à cet instant ? Et ainsi de construire un mot valise qui ferait frémir le père Ubu lui-même, mais dont la force tant en beauté qu’en sens faisait frémir toute l’assistance. C’est là les seuls débordement qu’elle prétend se permettre, et je la crois : ne buvant que de l’eau et mangeant sa purée sans sel ou beurre, elle est catholique tant elle est universelle. J’ai un profond amour pour ma mère, non oedipien mais bien comme un fils aime sa génitrice. J’espère être un bon fils. Aime-t-elle ma barbe, la considère-t-elle comme belle ou bien, comme moi, s’en fout-elle gracieusement ? J’espère qu’elle s’en moque. Une autre réponse me ferait, étrangement, beaucoup de peine.