Cela condamnerait tous ceux qui ne peuvent sortir de leurs traumas d'enfance ou de leur handicap quand celui-ci perdure dans l'âge adulte. Or, ce qui est vrai pour les uns, ne l'est pas forcément pour tous, et l'expérience de la difficulté de vivre son corps lourd, les impossibilités que ce dernier porte, ses handicaps, fait naître d'autres mots et une autre forme d'expérience. Et la beauté de la langue poétique naît alors de la multiplicité des affects. Alors, s'il y a transmission, c'est qu'il y a connivence entre le corps et les mots ainsi qu'entre les mots et le corps... De plus, on peut devenir l'intrus de nos propres mots (maux), avoir un regard de l'autre qui se dit : « Il est comme cela !? Bon. On le sait bien, on le connaît, on fait avec ! » et rejette alors la parole que nous avons, ou à l'inverse la fait intégrer par amitié et hors de propos.

Et les mots font naître au milieu des maux comment nous nous greffons dans la vie.

Suit une présentation de Philippe Boisnard, artiste numérique, en mission sur la Côte d'Opale et effectuant la critique au jour le jour de « 2008, boulevard Sainte-Beuve ».

Contrairement à ce que l'on croit, le numérique n'est pas forcément du virtuel, n'est pas forcément désincarné. Il permet de véritables contacts et a des implications sensibles.

Régine Detambel : Edouardo Kač a séquencé le génome d'une bactérie, l'a codé en morse en se basant sur les quatre protéines composant l'hélice de son ADN. Il a ensuite pris un verset de La Bible, l'a également codé en morse et l'a intégré au génotype de la bactérie. Après quelques temps, en séquençant le génome de la bactérie greffée et le recodant en morse, il s'est rendu compte qu'elle avait récrit le verset de La Bible. La bactérie a publié le poème que sa double hélice lui avait donné. (En aparté : quelles sont les conséquences biologiques d'une telle création ? les bactéries ne sont pas des organismes à changer avec une telle désinvolture.)

Dans le même ordre d'idée se place le « Body Art » voire le « Surgeon Art », art chirurgical...

Mais en cela, est-on réellement en train de fabriquer un nouveau rapport au corps ? Quand on fait de la littérature, on historicise, on crapahute dans la réalité, mais en recréant les choses avec le recul et la façon de l'incorporer. Mais dans la vie, on a tellement la tête dans le guidon qu'on n'a pas se recul-là et on catégorise sur l'événement.

Philippe Boisnard et Régine Detambel, en dialogue : Alors que propose-t-on vraiment aujourd'hui comme image du corps ? On imagine que tout évolue vers la souffrance. On sait aussi qu'on va à grand pas vers l'ère du Cyborg, du robot. Mais tout est multiple. On ne peut pas parler de façon univoque de ces phénomènes. Certains de nous en sont à un rapport au corps qui n'a pas changé depuis deux mille ans. D'autres sont issus d'une culture de la liberté du corps qui se dévoile et d'autres, parfois les mêmes, sont conscient de l'inhérent du langage par rapport à la façon d'habiter son corps.

Régine Detambel : En littérature, les représentations du corps sont très retardataires. La lisibilité du corps commence à peine à exister. Rares sont, par exemple, les récits qui évoquent de façon explicite la sexualité des personnes âgées, et quand certains auteurs l'abordent, elle est édulcorée ou méprisée.

Oui, mais n'est-ce pas à cause de notre enracinement dans la culture occidentale où notre corps est méprisé ?

Régine Detambel : Peu d'auteurs sont capables de sortir de leur culture maternelle pour entrer complètement dans une autre culture (comme Le Clésio) ou dans une autre langue comme (Baron-Supervielle). Cette expérience fait changer du tout au tout la façon d'incorporer les choses. On devient une autre personne.

Dans l'assemblée : Oui, mais des auteurs sont capables de nous balancer un corps qui pue, qui chie, qui pète, qui dégouline de sang, qui se décompose jusqu'à la nausée et dont la puanteur nous arrive en pleine face.

Philippe Boisnard : Il y a aussi de très beaux textes – Brèves Histoires De Ma Mère de Bernard Desportes ou Grand-mère Quéquette de Christian Prigent, par exemple – où le corps de la vieillesse a le droit d'exister, d'être sensuel et beau à contempler. On commence à traiter des sujets comme la sexualité des âgés ou l'hermaphrodisme de façon très belle. Or ces textes, publiés dans de petites maisons d'édition, bien connus de certains cercles, sont totalement inconnus dans d'autres cercles. Les cercles littéraires ne s'interpénètrent pas. La culture n'est pas poreuse, chacun se cantonne à son univers restreint et on s'ignore les uns les autres.

Ariane Dreyfus et Régine Detambel : Comment faire pour que le corps de l'autre ne soit jamais un objet. Surtout dés que la vieillesse arrive, on chosifie ce corps. C'est un corps que l'on soigne, qu'on lave, qu'on habille. Ce n'est plus une personne. Et dans les maisons de retraites, les personnes âgées ne sont plus touchées, sauf par des gants en latex. Elles sont alors sevrées de caresses, de tendresse...

Marianne Vivegnis : Et certains solitaires, célibataires, vivent la même chose : même sociables, ils vivent en relation, parfois proche, avec des amis, mais sans ce rapport charnel de la tendresse. Ils ne sont plus pris dans les bras.

Régine Detambel : Retour sur le film de Cronenberg. Le héros dissocie son existence de ses propres violences. Il ne se voit pas violent alors que la violence est bien là, tangible.

Régine Detambel : Corps dédoublé, mythe de Don Juan à la limite de la schizophrénie. Et on a tous dans notre « disque dur » la conscience d'Auschwitz. Mais d'où vient cette violence ?
Est-t-elle inhérente à l'âme humaine ? Et faire vivre des histoires où on sépare en soi le bon et le mauvais alors que chacun porte les deux, mais projette le bon à l'extérieur, dans ce qu'il montre de lui et garde le mauvais en lui, le connaît, l'apprivoise, mais l'enfouit : on fait ce que l'on peut.

Pierric Maelstaf : Séparons-nous, en nous, ces deux visages de nous ? Et comment rendre compte de cela dans l'art ou dans la littérature ?

Régine Detambel : Récit de cette colère de Pascal Quignard, lui qui ne sort jamais, défendant la souillure par de l'huile de vidange des livres exposés dans cette Abbaye désaffectée de La Grasse où un groupe de gens, qui voulaient défendre ce lieu sanctifié (sic) qu'est une abbaye, fut-elle désaffectée, de la souillure de ces corps exposés en littérature. (Souillure pour souillure ?)

''Suit un questionnement sur les oeuvres dont le vernissage suit notre rencontre, mais le temps de ce vernissage arrive et nous devons céder la place. Et puisqu'il nous faut partir, nous avons visionné le travail de Philippe Boisnard entre captation et interaction numérique instantanée.



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