Je prendrais bien le bus pour me rapprocher mais je n'ai pas l'impression que ce serait une très bonne idée. Quelque chose me dit qu'il faut que je me fasse discret.
Les sacs sont lourds. Je marche sans me presser en m'écartant le plus possible de l'endroit où est la fille. J'ai décidé d'aller à la gare. Une voiture de flics me croise, gyrophare en effervescence. Je baisse la tête. Peu de monde dans les rues. Je ne sais pas quelle heure il est, tôt sans doute.
La gare est vaguement illuminée par quelques réverbères blafards. Je me colle dans le coin à droite de la rotonde, près de l'ascenseur qui mène aux parkings. Jusque là il faisait plutôt tiède mais à mesure que la nuit avance, la température semble baisser. A moins que ce ne soit la fatigue, ce qui est possible aussi. Je commence à me demander pourquoi je trimbale toute cette bouffe, finalement. Comment je vais expliquer ça au foyer ? Et si les flics analysent ce que la panthère a dans le ventre, ils pourront faire le rapprochement... pas terrible, tout ça. J'ouvre l'un des sacs et plonge la main à l'intérieur pour en sortir une large tranche de pâté en croûte. Je mords dedans, plus pour ne pas gaspiller que par faim. Ils m'ont coupé l'appétit, avec leur safari meurtrier.
Décidément, je dois me séparer de cette bouffe, c'est mieux.
L'horloge de la gare indique six heures moins dix lorsque je monte dans le bus. J'ai jeté mes victuailles à la poubelle pour ne garder que les habits qui les contenaient. Dans l'histoire, j'ai gagné une chemise qui a l'air trop petite pour moi.
Après quelques circonvolutions dans la ville endormie, le bus me dépose à une centaine de mètres du foyer. Je n'ai qu'une hâte : me coucher et dormir.
Devant la porte d'entrée, Papatte dort sur le paillasson. Sa poitrine se soulève au gré d'un ronflement puissant. Je m'assieds à côté de lui et pose ma tête sur mes genoux pour dormir.
Il faut bien se rendre à l'évidence, avec le souvenir de la fille et les ronflements de Papatte, je vais avoir du mal à partir au pays des songes. Du bout de ma chaussure, je le pousse doucement.
- Hé... arrête de ronfler Papatte.
Il remue un peu, grogne, renifle, évacue un gaz nauséabond qui masque un instant l'odeur de gros rouge qui l'entoure avant de redevenir immobile et ronflant. Cette fois, je lui colle un bon coup de pied dans la cuisse, là où ça fait mal. D'un bond il est debout.
- Quoi... quoi ? C'est pas moi ! C'est pas...
- Calme-toi, Papatte, c'est moi, Omar. Tu ronflais.
- Ah... ah bon.
Ses yeux son vitreux, son teint cireux. Il a un haut-le-coeur, semble hésiter puis finalement se reprend et ne vômit pas.
- Trop picolé.
- Etonnant.
- Ouais, ouais... ça t'arrive jamais à toi ?
- Rarement. Ca fait longtemps que t'es là ?
Il s'étire et rote bruyamment. Un instant, il semble avoir perdu la vue et écarquille les yeux pour la recouvrer.
- Je sais pas. Je me souviens pas quand je suis rentré ni comment. Le trou, quoi.
- T'as fait quoi ?
- Je crois que je suis allé au Quentin et puis un mec m'a payé des canons alors je l'ai suivi. Sympa, le gusse, d'ailleurs.
Ses énormes paluches vont et viennent sur un ventre imposant, il se souvient et un sourire de bonheur traverse son visage parsemé de cratères d'acné.
- Ouais... sympa et pas près de ses sous.
Derrière nous, le verrou de la porte métallique glisse dans son logement. Je me lève pour laisser la personne sortir. Madame Corroy passe la tête dans l'entrebaîllement.
- Qu'est-ce que vous foutez là ?
- On vous attendait, madame.
Elle fait mine de se boucher le nez et secoue une main décharnée.
- Vous puez la vinasse, les poches ! Je vous ai déjà dit que les types bourrés rentrent pas chez moi !
- On est pas bourrés, madame.
Papatte oscille sur ses cannes, comme bercé par un vent imaginaire.
- Bon, passez déjà à la douche, c'est la première chose à faire. Qu'est-ce que tu tiens là, toi ?
Je lui tends le sweat-shirt et la chemise.
- C'est des habits à laver.
- Tu me prends pour ta boniche ? Allez, file-moi ça et va à la douche illico, tête de crabe !
Dans le couloir, Papatte va d'un mur à l'autre. Je le suis sans essayer de doubler, de peur de me retrouver coincé entre lui et le mur. C'est qu'il est imposant, le gaillard !
En entrant dans la salle de douches, il se tourne vers moi et me montre un objet qu'il vient de sortir de sa poche.
- T'as vu ? Je crois que c'est le mec qui m'a filé ça.
Le sang vient de refluer de mon visage. Dans l'énorme main de Papatte, une pince argentée aux bords munis de dents, la même que celle pour le service à la soirée un peu spéciale. La seule différence notable, ce sont les traces rouges au niveau des dents...