- D'accord... ce que j'ai, ok.
Il raccroche. Sa main me serre l'épaule plus fort. Il me dévisage de longues secondes avant de parler. Je suis tendu au maximum, prêt à lui rentrer dans le lard de toutes mes forces, des poings aux pieds en passant par la tête. Il finit par me lâcher l'épaule, empoigne à nouveau son téléphone et me cadre. Le flash m'éblouit violemment. A présent il sort un portefeuille de sa poche et en extrait quatre billets de cent euros qu'il me tend.
- Tiens.
Je les saisis sans bien comprendre.
- C'est pour quoi faire ?
- Pour que tu te taises.
- A quel propos ?
- La panthère. Tu l'as jamais vue.
Il bidouille un instant sur son portable avant de tourner l'écran pour que je vois mieux. J'ai une sale tête, je trouve, la gueule du mec fatigué.
- Tu vois, j'ai ta photo. Ca va m'aider à me souvenir, tu comprends ?
Je ne demande que ça, comprendre. En même temps, avec tout ce fric, ça aide bien. Je palpe les billets et les mets dans ma poche.
- Je comprends. Vous inquiétez pas, je suis jamais venu là.
- C'est bien. Tu saisis vite. Allez, reste pas ici, va.
Pas besoin de me le dire deux fois. Je ramasse mon butin et passe la grande porte sans regarder derrière moi.
De l'autre côté, la nuit est noire. Il doit être pas loin de deux heures du matin, quelque chose dans le genre. A présent, ce qu'il me faut, c'est trouver un endroit pour dormir. C'est pas gagné, cette affaire. Et de plus, je dois me trimbaler mes sacs de bouffe. Pas facile, la vie.
Je remonte tranquillement en direction du foyer, en m'arrêtant de temps à autres pour me reposer. C'est que je suis chargé ! En fait, je profite de mes haltes pour déguster des produits du terroir. Manque juste une petite bouteille de bon vin pour accompagner. Je n'ai pas pensé à ça ! J'ai un peu soif, toutes ces émotions m'ont creusé.
Arrivé au Square des Ducs, le ventre plein, j'escalade la barrière et glisse rapidement mes victuailles sous un arbuste. Me voilà un peu plus libre de mes mouvements.
Place de la République, un solo de guitare se fait la malle par les portes de l'Acadienne. C'est le seul bar encore ouvert à cette heure tardive. Tous les autres ont largué leurs alcooliques chroniques sur les trottoirs de la ville.
Le black devant l'entrée est tout sauf avenant, comme le veut la coutume. Pourquoi toujours des africains, d'ailleurs ? Plus grands ? Plus noirs ? Personnellement, je n'ai pas plus peur d'un type de deux mètres s'il est noir ou blanc.
- On est complet, monsieur.
Vu comme je suis habillé, je n'en doute pas une seconde. Je sors les billets de ma poche et les montre au type.
- J'ai de l'argent. Je veux juste boire quelques verres, je veux déranger personne.
Il a l'air pour le moins étonné par ma fortune. Il se tourne vers la porte. Derrière le verre, une femme d'une trentaine d'années me regarde des pieds à la tête, la mine chagrinée. Elle finit par lancer un petit signe de tête au black qui pousse le vantail en regardant ailleurs.
- C'est bon.
Je le remercie chaleureusement au passage avant de m'installer au bar pour commander une bière. De l'autre côté du comptoir, le miroir me renvoie la tête d'un type fatigué par la vie. J'ai une sale gueule depuis quelques temps. L'avenir n'est pas rose, le présent non plus, le passé, on n'en parle même pas... J'ai la main dans la poche et mes doigts jouent avec les billets, les palpent, les retournent. Je ne saisis toujours pas très bien pourquoi ils m'ont filé cet argent. Peur de moi ? Vu l'envergure des mecs, je ne pense pas. Et je ne saisis toujours pas pourquoi ils ont frappé mon amie panthère. Un petit jeu pervers ? Ca n'y ressemblait guère. De toute façon je m'en fous, ça n'est pas mes affaires. Elle m'a servi à trouver à bouffer et à baiser, c'est le principal. Le reste ne me regarde pas. Et puis je vais prendre une autre bière, tiens.
Lorsque je finis par sortir du bar, une lueur très légère commence à poindre à l'est. Je crois qu'il est cinq heures passées. Et moi je suis bien parti pour dormir toute la journée. Ces quelques verres m'ont achevé.
Au moment où je tourne à droite dans la rue Jean-Jacques Rousseau, une Mercedes ralentit un peu plus loin. La portière s'ouvre et un gros paquet tombe sur le trottoir. La voiture repart, un peu trop vite à mon sens. Je continue ma route, titubant légèrement, intrigué par la masse sombre. De l'autre côté, un couple arrive à son niveau et la fille se met à hurler tandis que le mec recule en répétant "oh putain, merde !".
Le temps de traverser et de repérer un bout de tissu panthère, j'accélère en direction du square des Ducs, à présent totalement dégrisé.
Quand on est plus où moins sdf, le mieux à faire est d'éviter les endroits où les filles en costume panthère se font égorger...